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franchement utilitaire. Pour le croyant, il y a deux utilités, celle de la terre et celle du ciel : la seconde n’est-elle pas plus importante que la première ? Si ceux qui admettent une religion subordonnent tout dans un état à l’intérêt religieux, en vain Bentham et Grote pèseront les plaisirs et les peines comme ils le font dans leur livre sur la Religion naturelle ; qu’est-ce que le salut d’un jour comparé au salut éternel, et comment réfuter l’utilitarisme de l’autre monde par des calculs d’utilité terrestre ? Ce n’est peut-être pas sans raison que le souverain imaginé par Hobbes fait à son gré la vérité religieuse : il décrète que Dieu est, et Dieu est ; il décrète qu’il n’y a plus de Dieu, et Dieu n’est plus.

En somme, la jurisprudence utilitaire, quel que soit le libéralisme de ses partisans modernes, tend à faire de l’individu, comme dans les sociétés antiques, le simple serviteur de l’intérêt général. Cette tendance ne se manifestera-t-elle point à la fin dans les questions sociales proprement dites, où les recherches de l’école anglaise ont été d’ailleurs si fécondes ? Stuart Mill, dans son importante théorie de la propriété, oscille entre l’idée sûre du droit inhérent à la liberté même et l’idée instable d’un droit dérivant de l’intérêt social : cette oscillation ne fait que rendre sensible l’ambiguïté inhérente au principe même de l’utile. Stuart Mill accorde d’abord à l’individu un droit de propriété exclusive sur les produits de son travail personnel. La part qui revient au travail de l’individu, dit-il, « doit être respectée absolument. » Si l’état prive l’individu d’un de ses biens, « le droit à une compensation est inaliénable. » Ailleurs Stuart Mill parle de « droits sacrés, » de « droits moraux, » qui appartiennent aux hommes « en tant que créatures humaines ; » ne sont-ce pas les termes de cette déclaration des droits de l’homme si vivement attaquée par Bentham ? C’est sur le même principe de droit proprement dit, joint d’ailleurs à des considérations d’intérêt, que Stuart Mill fonde sa critique souvent vigoureuse de la propriété foncière, qui se distingue essentiellement selon lui des autres sortes de propriété. « Les principes précédemment posés, dit-il, ne sauraient s’appliquer à ce qui n’est pas le produit du travail, la matière première de la terre ; » aucun homme n’a fait la terre ; elle est donc l’héritage primitif de tout le genre humain, the originel inheritance of all mankind. C’est pourquoi la propriété foncière ne peut plus être « absolue » chez l’individu, comme l’est une complète création de son travail ; des raisons d’utilité générale peuvent seules justifier la possession individuelle et exclusive du sol : « si la propriété privée de la terre n’est pas utile, elle est injuste… » — « Il est en quelque façon injuste qu’un homme soit venu au monde pour trouver tous les dons de la nature accaparés d’avance sans qu’il reste de place pour le nouveau-venu. » La propriété foncière a de