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quels que fussent les antécédens révolutionnaires de Real, il n’était pas homme à résister de la sorte au premier consul. D’autres révolutionnaires ont pu se réjouir de voir le chef de la république ajouter le 21 mars au 21 janvier ; ils ont pu se dire que la rupture était bien faite entre les deux régimes, et que jamais le général Bonaparte ne travaillerait à la restauration des Bourbons. Il n’y avait pas lieu d’attribuer à Real ce machiavélisme jacobin. Le seul coupable était celui qui avait envoyé si tardivement un pareil ordre sans prévoir les chances d’inexécution. Ainsi, dit excellemment M. Thiers, « c’était un accident, un pur accident, qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au premier consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire. Déplorable conséquence de la violation des formes ordinaires de la justice ! quand on viole ces formes sacrées inventées par l’expérience des siècles pour garder la vie des hommes de l’erreur des juges, on est à la merci d’un hasard, d’une légèreté ! La vie des accusés, l’honneur des gouvernemens, dépendent quelquefois de la rencontre la plus fortuite ! »

Est-ce donc que le premier consul, en accusant Real, voulait rejeter sur un subalterne la responsabilité de la catastrophe ? Pas le moins du monde. Il ne faut voir là qu’un vif élan de regret sous une forme irritée. Il sentait bien qu’il était le coupable ; aussi, après cette sortie contre le malheureux conseiller d’état, il revendiqua résolument toute la responsabilité de ce qu’il avait fait. « Il faut se consoler de tout, disait-il à son frère, qui l’a répété à Ségur ; sans doute, si j’eusse été assassiné par les agens de la famille du prince, ce prince se serait montré le premier en France les armes à la main pour en profiter. Il ne me reste plus qu’à supporter la responsabilité de l’événement. La rejeter sur d’autres, même avec vérité, serait une lâcheté dont je ne veux pas qu’on me soupçonne. » Dès lors sa grande préoccupation fut de porter très haut cette responsabilité, de dire bruyamment ses raisons, de justifier sa violence par des principes d’état, de se couvrir de la révolution et de la France. Il ne fut plus question ni de Real, ni du mouvement qui l’avait porté dans la soirée du 20 mars à sauver le prisonnier de Vincennes. Il prenait l’attitude d’un juge, il se faisait une conscience d’airain. Il voulait se persuader et persuader aux autres que sa charge lui imposait des obligations terribles inconnues du vulgaire. Son excuse, ainsi que son ambition, était d’apparaître comme l’homme du destin, esclave d’un devoir supérieur à tous les devoirs. Le duc d’Enghien n’était-il pas coupable envers la France ? n’avait-il pas porté les armes contre sa patrie ? Dans la première séance du conseil d’état qui suivit le 21 mars, le premier consul, après une véhémente sortie au sujet des propos qui couraient les rues, s’écria :