l’autre, de même dans l’ordre politique et social la tradition est une force dont l’innovation doit tenir grand compte, et l’innovation est un levain sans lequel la tradition ne saurait vivre. L’autorité qui étouffe la liberté détruit son propre fondement, la liberté qui renverse l’autorité détruit précisément ce qui l’abrite. Unies ensemble, elles sont des instrumens de vie ; séparées, elles ne produisent que des œuvres de mort. Pareillement l’ancien monde et le monde nouveau sont indispensables l’un à l’autre : un peuple ne marche sûrement que dans les voies de son génie ; mais, s’il lui est impossible de renier tout son passé, il lui est bien plus impossible encore de retourner en arrière.
Philippe de Ségur était trop attaché à la personne de Napoléon pour que sa vue portât si haut et s’étendît si loin ; il a eu du moins le mérite d’apprécier chez son maître cette tentative de réconciliation sociale, tentative qui a fait la grandeur du consulat et qui aurait pu sauver l’avenir, si la politique dont elle s’inspirait, au lieu d’être prise comme moyen de gouvernement absolu, eût été pratiquée au nom de la dignité humaine.
L’idée de la réconciliation sociale était certainement une des idées maîtresses de Napoléon. C’est par elle que tant de personnages de l’ancienne cour, ou du moins de l’ancienne France, se trouvaient rattachés à l’empire. Ils avaient là une justification toute prête de leur conduite. Ce n’était pas une ambition vulgaire, ce n’était pas même la fascination de la force et de la gloire qui les avait attirés vers Napoléon, c’était une pensée morale, un devoir patriotique. Parmi ceux qui considéraient ainsi leur rôle, Philippe de Ségur, est-il besoin de le dire ? était certainement l’un des plus sincères. C’est avec une effusion cordiale qu’il insiste sur ce point. On voit qu’il se sent à l’aise chaque fois qu’il peut glorifier dans son maître le réconciliateur, c’est le mot qu’il emploie, « celui dont la main puissante et réparatrice pouvait seule rapprocher et fondre ensemble les anciens et les nouveaux élémens de la société française. » De là ses angoisses, on l’a vu, quand il apprit l’horrible drame de Vincennes ; le réconciliateur disparaissait. De là aussi le ton bienveillant de son récit quand il raconte la scène de Saint-Cloud ; le réconciliateur avait reparu. Plus tard, toutes les fois que Napoléon par quelque abus de force compromettra cette œuvre de conciliation et de concorde, Ségur éprouvera, la même douleur, comme il éprouvera la même joie à chaque symptôme contraire.
En voyant cette inspiration bienfaisante soumise chez l’empereur à de telles vicissitudes, en voyant le réconciliateur s’effacer si