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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/154

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assassiné. » Bientôt on arriva à établir, dans l’usage au moins, cette catégorie suprême : ceux qui étaient suspectés d’être suspects.

Cependant la situation d’André n’était pas d’abord, à beaucoup près, aussi grave qu’elle le devint plus tard après le 7 prairial. Détenu par mesure de sûreté générale, il ne courait aucun risque immédiat tant qu’il ne serait l’objet d’aucun rapport particulier d’un administrateur de police ou d’une désignation spéciale des comités de sûreté générale et de salut public, les deux grands pourvoyeurs de l’échafaud. De plus le comité de Passy, ayant ordonné seul à cette date l’inscription de l’écrou, pouvait sans procès en ordonner la levée. La conduite de tous était donc nettement tracée. Il fallait se taire, attendre, éviter à tout prix la lutte et le bruit. Marie-Joseph surtout, qui connaissait mieux que personne les haines soulevées un an auparavant contre André, conjurait son père de ne faire aucun éclat. Un incident vint un instant tout compliquer ; ce fut l’arrestation de Sauveur Chénier, adjudant-général à l’armée du nord, transporté quelques jours après de la prison de Beauvais à la Conciergerie. Bientôt Marie-Joseph ne put lui-même sans péril intercéder pour ses frères. S’étant adressé à l’un de ses collègues de la convention, Dupin, il s’attira cette terrible boutade : « tu demandes la liberté de tes frères ? si tu étais un bon républicain, tu les livrerais toi-même au tribunal révolutionnaire. » Il s’aperçut qu’il était suivi, surveillé. Il ne cessa pas d’agir pourtant, mais avec une extrême circonspection ; il ne paraissait plus que rarement et furtivement à la convention. C’était une crise où une démarche inconsidérée, une imprudence d’acte ou de parole pouvait les perdre tous, les deux prisonniers d’abord, le membre de la convention lui-même, accusé de modérantisme et particulièrement détesté de Robespierre. Au contraire le silence, l’ajournement, la patience, pouvaient tout sauver. Dans les temps révolutionnaires, gagner un jour, c’est souvent gagner la vie. C’est ce que l’on finit par faire comprendre, pendant les premières semaines de la captivité, à M. de Chénier le père, bien que cela fût assez malaisé, et qu’avec la ténacité des vieillards et l’idée fixe des malheureux il fût impatient d’agir. André lui-même se rangea à l’avis de sa famille. On dit que dans les premiers jours qu’il passa en prison, il écrivit une pétition aux membres du comité de sûreté générale pour obtenir d’être mis en liberté ou jugé promptement. Ce ne fut que sur les instances d’un de ses compagnons de captivité, Saint-Prix, de l’Ardèche, membre girondin de la convention, et sans doute aussi d’après les avis secrets de son frère, qu’il se décidait à déchirer sa pétition et s’engageait à n’en plus écrire. À ce prix, et grâce à cette conspiration du silence tramée autour de son nom, son sort pouvait n’être pas désespéré. On