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multiplia les précautions de tout genre : pour ne pas donner l’éveil aux gardiens de la prison ni aux espions du comité de salut public, on convint que l’on ne se mettrait pas en relation ostensible avec le prisonnier. Un gardien qui risquait sa tête pour un fort salaire venait presque chaque jour dans la famille Chénier apporter et chercher des nouvelles. Les lettres et les papiers que le père et le fils s’adressaient étaient soigneusement cachés dans un paquet de linge. C’est ainsi, nous dit-on, que toutes les poésies composées à Saint-Lazare sont sorties de la prison et sont parvenues à M. de Chénier le père. C’est par la même voie qu’André put se procurer quelques livres, de temps en temps des journaux, et reprendre ses études dans la paix trompeuse que lui donna pendant deux mois l’apparent oubli d’ennemis qui n’oubliaient rien du passé, et dont la circonstance la plus insignifiante pouvait réveiller la meurtrière mémoire.

Jetons un regard sur la prison et sur la vie que l’on y menait alors. Il n’y a pas de détail sans intérêt quand il s’agit d’une pareille époque ou d’un pareil homme. La maison Lazare, comme on l’appelait dans le langage du temps, située au faubourg Saint-Denis, était une ancienne léproserie, devenue maison de correction sous la monarchie. On venait d’en faire une prison pour les suspects dans les premiers jours de 1794. Il y avait dix prisons au plus en 1789 ; il y en avait plus de trente en 1794, il en aurait fallu cent, si le tribunal révolutionnaire n’avait pas trouvé un moyen rapide et quotidien d’y faire de la place aux nouveau-venus. Malgré les vides faits par la population flottante qui chaque jour passait devant Fouquier-Tinville, l’espace, toujours plus rempli, manquait, et ce n’était pas là une des moindres souffrances des prisonniers. Encore paraît-il que dans les premières semaines de la captivité d’André, grâce à l’humanité du concierge Naudet, la vie était tolérable ; mais à partir du mois de floréal le régime devint d’une extrême rigueur. Naudet fut renvoyé et remplacé par un geôlier moins suspect de faiblesse. Semé, le nouveau concierge, et l’administrateur de la prison, Bergot, s’entendaient à merveille dans l’art de la persécution. « Ces monstres, disait Bergot, en enlevant à un prisonnier une tabatière où était le portrait de sa femme, ces monstres se consolent avec les portraits d’être privés des originaux, et ils ne s’aperçoivent plus qu’ils sont en prison » Le citoyen Semé lui-même, malgré tout son zèle, ne sut pas se maintenir à la hauteur des circonstances ; dans les derniers jours, il dut céder la place à un nommé Verney, agent particulier de Robespierre, qui venait de faire les fournées au Luxembourg en qualité de porte-clés, et qui avait la main faite à ces sortes d’affaires. La terreur entra à sa suite à Saint-Lazare. Dès que Naudet fut parti, disent les relations du temps, les