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prisonniers subirent les traitemens les plus rigoureux. On refusait du lait à des femmes enceintes ; on chassa même des gardiens pour leur en avoir procuré ; on ne permit plus qu’un seul repas, qui consistait en légumes, quatre onces de viande, un vin falsifié. Se plaindre du régime était dangereux. Le jeune de Maillé, âgé de seize ans, fut convaincu de conspiration pour avoir jeté un hareng pourri à la tête d’un guichetier. Cela lui coûta la vie. Les lettres étaient interdites ; on confisquait l’argent que les parens envoyaient ; on était comme mort à la société et absolument séparé du monde[1]. La seule communication avec le dehors était une grande fenêtre au bout d’un corridor, par laquelle on pouvait jeter les yeux dans la rue de Paradis. C’est par là seulement qu’on pouvait apercevoir quelque figure amie, tout en tremblant pour les imprudens qui se risquaient dans le voisinage des rondes de police. Des énergumènes du quartier trouvaient encore le moyen d’empoisonner ces courts instants de joie ; une de leurs bonnes plaisanteries patriotiques était d’annoncer par des gestes expressifs aux prisonniers qu’ils allaient être envoyés à la guillotine. On remarquait tous les jours à la même place un fort de la halle qui excellait en ce genre de pantomime. À l’intérieur, l’épouvante régnait surtout quand Herman, président des commissions populaires, et son adjoint Lanne vinrent procéder à la confection d’une liste dont les élémens étaient préparés par Verney. On faisait à chaque prisonnier des questions sommaires et qui roulaient toujours dans le même cercle : « As-tu voté pour Henriot ? as-tu dit du mal de Robespierre ou du tribunal révolutionnaire ? Combien as-tu dénoncé de modérés, de nobles ou de prêtres dans ta section ? » Pure formalité d’ailleurs : ceux dont le nom était marqué d’une croix sur les listes étaient assurés de leur sort.

On vivait pourtant, on vivait dans l’intervalle de ces terribles visites. Il faut bien le croire, puisque nous en avons tant de témoignages. Il n’est dans la nature humaine ni de soutenir longtemps ces crises aiguës, ni de désespérer jamais. Chacun revenait insensiblement à ses études, à ses goûts, à ses plaisirs, autant que cela était possible dans les tristes cellules, dans les longs corridors sombres ou les préaux creusés comme des puits entre les hautes murailles. On essayait de se reprendre à la vie, à l’espoir, par le

  1. Faits historiques et anecdotes sur la maison d’arrêt de Saint-Lazare. Voyez les différentes relations réunies par M. Dauban dans les Prisons de Paris sous la révolution, p. 388 et suiv. Si l’on compare aux deux premières relations la Correspondance du poète Roucher à Saint-Lazare, qui les suit immédiatement, pour comprendre la différence des impressions, il faut remarquer que les premières lettres de Roucher, heureuses et presque gaies, sont datées du mois de février. Après le mois d’avril, elles deviennent courtes et rares, et s’interrompent brusquement un peu plus tard.