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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/174

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autres. M. Gabriel de Chénier montre à merveille qu’André ne put rien envoyer à son père de la Conciergerie, où il entra le 6 thermidor dans l’après-midi et d’où il sortit dès le lendemain pour aller à la mort, avant même que sa famille fût avertie du jugement sommaire. C’est le 5 probablement, la veille du jour où il devait quitter Saint-Lazare, qu’il remit secrètement au guichetier, avec les précautions accoutumées, un paquet contenant entre autres choses « deux étroites bandes de papier, semblables aux marques que l’on met dans les livres, roulées très serré et d’une épaisseur à peine égale à celle d’un tuyau de plume. » C’est son dernier envoi ; mais la pièce si souvent citée, bien que la plus importante de celles qui s’y trouvent jointes, n’est pas la dernière. Encore une légende à retrancher avec tant d’autres. Il n’en est pas moins vrai que cet ïambe porte presqu’à chaque ligne l’émotion d’un pressentiment funèbre et qu’en cela du moins la légende a raison. Le poète commence à écrire avec l’idée fatale que son vers va être brusquement interrompu à la moitié par l’arrivée « du messager de mort, noir recruteur des ombres. » Ce n’est pas l’appel à l’échafaud qu’il attend : c’est l’appel devant le tribunal révolutionnaire. Il est vrai que la différence n’est pas grande. Le poète décrit la scène tout entière, telle qu’elle se passera ; il se représente


.....Amassant en foule à son passage
         Ses tristes compagnons reclus
Qui le connaissaient tous avant l’affreux message,
         Mais qui ne le connaissent plus[1].


« Eh bien ! j’ai trop vécu ! » s’écrie-t-il. Pourquoi regretter la vie ? Que regretter en elle ? La justice ? l’honneur ? l’amitié ? Où sont-elles ? où les trouver parmi les hommes ?


         La peur blême et louche est leur dieu,
La bassesse, la feinte. Ah ! lâches que nous sommes !
         Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! que la mort me délivre !


Mais voici que tout d’un coup il se relève de cet abattement funeste. Il veut vivre ; il importe qu’il vive. Et un dialogue sublime s’engage entre le poète et son cœur abattu, qu’il gourmande, qu’il excite à la façon des héros d’Homère.


         Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
         Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

Non, le justicier de Dieu n’a pas fait sa tâche encore, il se doit à son œuvre. Sans cet âpre devoir qui le lie au combat, à la vie, il

  1. Inédit.