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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/175

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serait mort mille fois déjà. Sans cette impérieuse raison de vivre, que de raisons il aurait eues de mourir !


              .....Comme un poison livide,
         L’invisible dent du chagrin,
Mes amis opprimés, du menteur homicide
         Le succès, le sceptre d’airain,
Des bons, proscrits par lui, la mort ou la ruine,
         L’opprobre de subir sa loi,
Tout eût tari ma vie ou contre ma poitrine
         Dirigé mon poignard. Mais quoi !
Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire
         Sur tant de justes massacrés !


Et l’ïambe recommence implacable ; il se termine par cette apostrophe célèbre qui contient, comme dans un testament poétique, la dernière pensée d’André, et résume en un cri admirable ces quatre mois de captivité, ces quatre années de combat, cette vie pleine d’espoirs déçus, de nobles enthousiasmes profanés, toute frémissante encore, au seuil de la mort, des ardeurs d’une lutte désespérée :


Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice,
         Toi, vertu, pleure si je meurs.

III

Le moment était proche en effet où ce noble cœur affamé de justice allait cesser de souffrir. Quand André traçait ces vers, depuis plusieurs semaines déjà sa situation légale (s’il peut s’agir de légalité dans ces temps-là) était bien changée, et le dénoûment se précipitait. Le 7 prairial, l’arrêté suivant avait été envoyé à la maison Lazare :

« Le comité de pureté générale, instruit que le nommé André Chénier a été arrêté et traduit dans une maison d’arrêt de Paris par le comité révolutionnaire de Passy, sans mandat, inscrit sur le registre du comité, arrête que le dit André Chénier, dont la renommée a publié depuis le commencement de la révolution la conduite incivique, restera en arrestation jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. — Signé : Élie Lacoste, Vadier, Dubarran, Louis du Bas-Rhin et Jagot. »

Copie de cet ordre fut expédiée au comité de Passy. C’étaient presque toujours les comités de surveillance que le comité de sûreté générale choisissait pour faire exécuter ses mandats[1] ; mais dès lors le comité de Passy était dessaisi ; jusqu’à ce moment, ayant seul ordonné l’inscription de l’écrou, il pouvait aussi en ordonner la

  1. M. Becq de Fouquières, Documens nouveaux, Biographie.