La mort d’André Chénier fut un assez grand et terrible événement dans sa famille pour que les circonstances les plus dramatiques en aient été conservées dans la mémoire de deux générations, l’une spectatrice impuissante et témoin direct, l’autre séparée de l’événement par un si petit nombre d’années. Tandis que Marie-Joseph se jetait avec la plus vive ardeur dans la conspiration qui allait éclater à la convention contre la dictature de Robespierre et dont le succès sauvait la vie d’André, M. de Chénier le père apprenait par le guichetier fidèle ce qui se tramait à Saint-Lazare. Il essaya de voir son fils. Le nouveau concierge Verney lui refusa brutalement la porte. Le temps pressait ; les listes fatales étaient dressées, elles étaient même parties ; d’une heure à l’autre, les accusés allaient être appelés devant le tribunal. Il savait que dans cet intervalle si court, pendant que les listes étaient encore entre les mains du comité, l’intervention d’un membre pouvait y faire rayer un nom, que ce délai passé tout espoir était détruit. Il paraît bien que cette chance n’était pas trop chimérique, puisque dans le passage de Saint-Lazare au tribunal trois noms furent rayés sur la liste par le comité, le ci-devant prince Charles de Hesse, Barbantane, ex-comte, et un détenu surnommé Égalité. Pourquoi le nom d’André ne serait-il pas rayé aussi ? Dans ces crises suprêmes, quoi de plus naturel que de se rattacher à un dernier effort, à une imploration désespérée ? Écoutons maintenant le récit que nous fait le représentant de la famille. « Ne pouvant plus supporter son anxiété, M. de Chénier père résolut d’aller solliciter Barère. Mme de Chénier, qui partageait à cet égard les idées de Marie-Joseph, essaya, mais en vain, de l’en détourner… Barère, suivant sa coutume, fut froid et poli, ses réponses aux sollicitations du vieillard étaient vagues, évasives ; mais M. de Chénier insista, devint pressant et demanda une solution nette et précise. C’est alors qu’il arracha de Barère ces mots redoutables : votre fils sortira dans trois jours. Le pauvre père prit à la lettre cette promesse, qu’il crut bienveillante, et revint chez lui soulagé et plus tranquille. » Trois jours après, André montait sur l’échafaud. — La famille a-t-elle tort de voir dans ces paroles ambiguës de Barère une menace enveloppée, quelque chose comme une politesse meurtrière ? Si ces paroles ont été réellement dites au vieillard, j’avoue que je n’y puis voir autre chose.
M. Becq de Fouquières, si exact d’ailleurs, si bien informé, ne veut pas admettre la réalité de ces paroles de Barère ou du moins le sens qui s’y attache naturellement. J’estime qu’il met trop d’importance à la discussion d’un pareil détail, et, bien que ses raisons pour ne pas l’admettre soient fort ingénieuses, elles ne m’ont pas convaincu. Qu’on m’entende bien. Je ne tiens pas le moins du monde