Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de poètes non plus, surtout elle n’avait pas besoin d’Aristophanes. Ces gens-là sont incommodes, ils font du bruit et gênent les bourreaux. — Est-il besoin de dire que la sentence portait la mort ?

Dès le soir du même jour où le jugement fut rendu, les condamnés furent conduits à la place de la barrière de Vincennes, où se faisaient depuis quelques semaines les exécutions. Il était six heures. André monta sur l’échafaud le second, après Roucher. Le corps des victimes fut inhumé dans le cimetière de Picpus. — Ce ne fut que par les journaux du lendemain que Marie-Joseph, en parcourant la liste des victimes frappées la veille, connut le sort de son frère. Il était à ce moment chez son ami le représentant Isoré, avec lequel il se concertait pour l’attaque qu’ils allaient diriger contre Robespierre. Le lendemain était le 9 thermidor. Deux jours de gagnés, c’était la vie. — Autour des morts illustres, l’imagination travaille, il se crée des légendes. On a raconté que Chénier et Roucher, réunis dans la même charrette, se consolèrent en poètes et charmèrent le triste voyage en récitant à eux deux la première scène d’Andromaque. C’est là une pure invention. Ceux qui auraient pu entendre les deux poètes ce jour-là n’ont pu revenir pour dire ce qu’ils avaient entendu. Il en est de même du mot fameux que l’on rencontre pour la première fois dans les notes du poème de Loizerolles fils, écrit en l’honneur de son père, compagnon de prison d’André Chénier et mort comme lui. « Je n’ai rien fait pour la postérité, » aurait dit André ; puis, se frappant le front, il aurait ajouté : « Pourtant j’avais quelque chose là. » La plupart de ces mots adressés à la postérité ont une origine suspecte. Quand à trente et un ans on laisse un si grand nombre de pièces achevées, de fragmens admirables et des pages à la Tacite, on n’en est plus à chercher son génie. On peut regretter d’en laisser l’expression incomplète ; mais on sait que ce quelque chose qu’on avait là est arrivé à la vie de l’art, et que cette vie-là ne s’éteint pas.

Le coup qui frappa André Chénier frappa au cœur son père, qui ne survécut que quelques mois. Marie-Joseph, pour qui sa mère avait eu toujours une certaine préférence, se retira près d’elle après le 9 thermidor, et tous les deux confondirent leur inconsolable douleur ; mais il arriva bientôt que cette douleur même ne fut pas respectée et qu’on tenta de l’empoisonner. Les anciens rédacteurs du Journal de Paris, auxquels se joignirent même d’anciens conventionnels, poursuivirent Marie-Joseph de leurs attaques les plus violentes. « On osa lui jeter à la face le sang de son frère. » L’ancien conventionnel André Dumont se distingua par sa haine dans cette odieuse querelle, que les rancunes politiques de Michaud devaient reprendre plus tard et que les partis ont éternisée. Qu’il nous