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pour beaucoup la seule et certainement la plus retentissante, il est bon de ne pas l’oublier. Il est bon, quand on met un Philippe II sur la scène, de le représenter tel qu’il fut, peut-être même, si l’on veut être juste, de songer qu’il y a des grâces d’état pour les rois, et « que les hommes élevés au-dessus des entraves ordinaires, soumis à des tentations plus qu’ordinaires, ont droit à une mesure extraordinaire d’indulgence. » C’est Macaulay qui dit cela.

S’il est difficile, pour ne pas dire impossible, au poète, si grand qu’il soit, de lutter victorieusement avec la réalité connue de l’histoire, parce que la loi de l’exactitude y est une entrave à la liberté de son invention, et qu’involontaire ou préméditée, l’erreur y ressort de tout ce que donne de relief aux choses la perspective du théâtre, il n’est pas beaucoup plus aisé de tirer du roman, qui est comme une imitation prochaine de l’histoire, pour l’accommoder à l’optique de la scène, ce qu’il renferme de drame ou de comédie. Et si le roman est plus qu’un tissu d’aventures, si l’on y trouve mieux qu’un attrait de curiosité banale ou d’émotion violente, si le mérite en est surtout dans la finesse et la subtilité de l’analyse psychologique, le charme poétique du détail et de la description, la verve légèrement railleuse du dialogue et de l’observation, il y faut une habileté de main singulière. Ne semble-t-il pas en effet que ce soient là toutes qualités qu’on ne puisse transporter au théâtre qu’en les diminuant de tout ce qu’elles pourraient donner de lenteur à l’action dramatique, et doit-on s’étonner de n’avoir pas retrouvé dans la pièce que MM. Cherbuliez et Raymond Deslandes viennent de donner au Gymnase le Comte Kostia tout entier ? On n’a pas oublié quel fut ici même, à son apparition, le succès du roman, un coup d’essai dont il est permis de dire qu’il était un coup de maître. L’originalité de l’intrigue, la vérité humaine des caractères, la réalité en quelque sorte ethnographique, l’art achevé du récit et je ne sais quelle pointe de saveur étrangère y séduisirent d’abord. Peut-être n’y loua-t-on pas assez une voie nouvelle, ouverte à l’observation, une tentative hardie et heureuse de faire pénétrer dans le roman quelque chose des conquêtes contemporaines de l’érudition et de la critique. On parle beaucoup dans notre siècle de psychologie des races : nul n’en a donné de plus vivantes leçons que M. Cherbuliez. Est-il besoin de rappeler ici Meta Holdenis et Miss Rovel, ces portraits crians de l’intrigante allemande et de l’aventurière anglaise de haute volée, qui sont en même temps la peinture de deux traits profondément et éternellement humains, la sincérité dans l’hypocrisie et la volupté singulière de l’audace ? L’œuvre ainsi conçue, M. Raymond Deslandes avait trop d’expérience de la scène pour essayer d’en tirer une action dramatique parallèle à l’action du roman. Je n’insiste pas sur des susceptibilités naturelles qu’il a fallu ménager en transportant le cadre des bords du Rhin sur les bords du Danube : aujourd’hui nous ne revêtons plus les bords du Rhin de ce brouillard