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actions chimiques synthétiques de l’organisation et de la nutrition se manifestent comme si elles étaient dominées par une force impulsive gouvernant la matière, faisant une chimie appropriée à un but et mettant en présence les réactifs aveugles des laboratoires, à la manière du chimiste lui-même. Cette puissance d’évolution immanente à l’ovule qui doit reproduire un être vivant embrasse à la fois, ainsi que nous le savons déjà, les phénomènes de génération et de nutrition ; les uns et les autres ont donc un caractère évolutif qui en est le fond et l’essence.

C’est cette puissance ou propriété évolutive que nous nous bornons à énoncer ici qui seule constituerait le quid proprium de la vie, car il est clair que cette propriété évolutive de l’œuf, qui produira un mammifère, un oiseau ou un poisson, n’est ni de la physique, ni de la chimie. Les conceptions vitalistes ne peuvent plus aujourd’hui planer sur l’ensemble de la physiologie. La force évolutive de l’œuf et des cellules est donc le dernier rempart du vitalisme ; mais en s’y réfugiant, il est aisé de voir que le vitalisme se transforme en une conception métaphysique et brise le dernier lien qui le rattache au monde physique, à la science physiologique. En disant que la vie est l’idée directrice ou la force évolutive de l’être, nous exprimons simplement l’idée d’une unité dans la succession de tous les changemens morphologiques et chimiques accomplis par le germe depuis l’origine jusqu’à la fin de la vie. Notre esprit saisit cette unité comme une conception qui s’impose à lui, et il l’explique par une force ; mais l’erreur serait de croire que cette force métaphysique est active à la façon d’une force physique. Cette conception ne sort pas du domaine intellectuel pour venir réagir sur les phénomènes pour l’explication desquels l’esprit l’a créée ; quoique émanée du monde physique, elle n’a pas d’effet rétroactif sur lui. En un mot, la force métaphysique évolutive par laquelle nous pouvons caractériser la vie est inutile à la science, parce qu’étant en dehors des forces physiques elle ne peut exercer aucune influence sur elles. Il faut donc ici séparer le monde métaphysique du monde physique phénoménal qui lui sert de base, mais qui n’a rien à lui emprunter. Leibniz a exprimé cette délimitation dans des paroles que nous rappelions au début de cette étude ; la science la consacre aujourd’hui.

En résumé, si nous pouvons définir la vie à l’aide d’une conception métaphysique spéciale, il n’en reste pas moins vrai que les forces mécaniques, physiques et chimiques sont seules les agens effectifs de l’organisme vivant, et que le physiologiste ne peut avoir à tenir compte que de leur action. Nous dirons avec Descartes : on pense métaphysiquement, mais on vit et on agit physiquement.

Claude Bernard.