Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« — Ni plus ni moins, et comme tu ne joueras pas du cornet à pistons, à moins que Dieu ne veuille faire un miracle en ta faveur, on nous fusillera tous les deux.

« — Te fusiller ! m’écriai-je. Toi ? Pour moi, pour moi qui te dois la vie ? Oh ! non, ce n’est pas possible, le ciel ne le voudrait pas. Dans quinze jours, je saurai la musique, et je jouerai du cornet à pistons.

« Raymond se mit à rire.

« Que vous dirai-je, mes enfans ? En quinze jours, oh ! puissance de la volonté, en quinze jours y compris les nuits, car je ne me donnais pas un seul instant de repos même pour dormir, en quinze jours j’appris à jouer.

« Raymond et moi sortions dans la campagne, et nous passions ensemble toute la journée avec un musicien d’un village voisin qui venait me donner des leçons.

« Mais s’échapper ? allez-vous dire. S’échapper n’était pas possible ; j’étais toujours prisonnier, et l’on me gardait de près. Raymond ne voulait pas partir sans moi.

« Je ne parlais plus, je ne pensais plus, je ne mangeais plus ; je n’avais plus qu’une seule idée, la musique, le cornet à pistons.

« Je voulus apprendre et j’appris. Muet, j’aurais parlé ; paralytique, j’aurais marché ; aveugle, j’aurais vu : c’est que je voulais, la volonté vient à bout de tout. Vouloir, c’est pouvoir. Je voulais, voilà le grand mot, je voulais, et je réussis. Enfans, retenez bien cette vérité.

« Donc je sauvai ma vie ;… mais je devins fou. Durant trois ans entiers, mes doigts ne quittèrent pas l’instrument. Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do ; le monde n’allait pas plus loin pour moi. Ma vie se passait à souffler, Raymond ne m’abandonnait pas.

« J’émigrai avec lui en France, et je continuai à jouer du cornet à pistons. Tout le monde se pressait sur mes pas pour m’entendre ; j’étais un prodige, une merveille. Le cornet à pistons semblait vivre sous mes doigts ; il gémissait, priait, soupirait, rugissait ; il imitait l’oiseau, la bête féroce, même la voix humaine ; mon poumon était de fer.

« Deux ans encore s’écoulèrent ainsi. Au bout de ce temps, Raymond vint à mourir ; la vue de son corps inanimé me rendit la raison. Je pris mon instrument, j’essayai de jouer, je ne savais plus…

« Et maintenant voulez-vous danser, mes enfans ? »


III

C’est par des récits de ce genre, d’un style sobre et facile à la fois, qu’Alarcon marquait sa place entre les nouvellistes