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maintenir ; à quel prix l’achèterait-il, ce prestige ? On compte aujourd’hui par milliards, et ce sont les peuples qui paient l’addition.

Au surplus, ce qui achève de rassurer les Allemands, ce sont les sentimens que témoignent à leur égard toutes les puissances de l’Europe. On accuse les Français de vivre d’illusions ; ils s’en font moins qu’on ne le pense. Ils savent fort bien qu’une nouvelle diminution de la France serait considérée par les grands et les petits états comme un malheur public, comme une atteinte fatale et irréparable portée à l’équilibre européen, que l’Europe tout entière est intéressée à prévenir une telle catastrophe ; mais en revanche ils n’ignorent point que l’Europe s’accommode des résultats de la paix de Francfort, qu’elle verrait sans déplaisir le prolongement indéfini du statu quo. La France pendant vingt ans a inquiété, irrité ses voisins par ses entreprises souvent généreuses, mais trop décousues, par une politique qui, changeant incessamment de visées et d’alliés, donnait tour à tour des espérances à tout le monde, sans jamais donner de sûretés à personne. L’Europe a vu tomber l’empire sans trop de regrets, et elle est disposée à voir les bons côtés de la situation présente. L’Angleterre, dans un temps où les questions religieuses sont redevenues des affaires d’état, n’est pas fâchée que la prépondérance sur le continent appartienne à une puissance protestante ; c’est un thème que ses journaux ne se lassent pas de traiter. Si l’Italie souhaitait avec ardeur le complet relèvement de la France, les propos malencontreux de certains pèlerins auraient sûrement pour effet de tempérer son zèle. L’Autriche pratique aujourd’hui une politique hongroise, et la Hongrie est l’obligée de la Prusse ; n’est-ce pas la Prusse qui a contraint l’empire des Habsbourg de transporter à Pesth son centre de gravité ? La Russie ne peut que s’applaudir d’événemens qui l’ont constituée l’arbitre de l’Europe, et qui, le jour où l’Allemagne la ménagerait moins, lui permettrait de compter avec certitude sur l’alliance française. — Pour gagner une bataille, disait lord Wellington, il faut d’abord avoir un peu de talent, mais il faut surtout que l’ennemi fasse beaucoup de fautes. — Tout le talent des hommes d’état français ne suffirait pas pour assurer à la France le succès d’une revanche ; ils n’ont rien à espérer que des fautes qu’on pourrait faire à Berlin, des mécontentemens que l’Allemagne causerait à l’Europe, si elle abusait de sa force, si elle rendait son hégémonie insupportable en s’abandonnant sans réserve à son humeur tracassière, en suscitant partout des difficultés, en se mêlant de tout et brouillant tout. Machiavel enseigne que ce qui fait le salut des princes, c’est d’avoir de bons amis et une bonne armée, et il ajoute qu’un prince qui a une bonne armée n’a pas de peine à avoir de bons amis. Tant que l’Allemagne conservera ses bons amis, la France ne pourra lui inspirer aucun ombrage ; si jamais elle les perd, ce n’est pas à la France qu’elle pourra s’en prendre.