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de Tsarskoë-Sélò avec des connaissances variées et solides ; chose surprenante, il en sortit même bon latiniste, et ce dernier point est demeuré l’éternel étonnement de ses condisciples ainsi que des générations qui suivirent. Il est sûr néanmoins que le chancelier sait citer Horace avec tout l’à-propos de feu le roi Louis XVIII, de spirituelle mémoire ; une de ses dépêches les plus connues emprunte ingénieusement à Suétone un passage éloquent sur la distinction à établir entre la liberté et l’anarchie.

Après ses connaissances classiques, ce que le chancelier aime surtout à rappeler de sa jeunesse, c’est qu’il a été le condisciple et qu’il est resté l’ami du grand poète national Pouchkine, souvenirs d’autant plus honorables que cette liaison a pu avoir ses inconvéniens à certaines époques. Lorsque sur l’ordre de l’empereur Alexandre Ier, à la suite de nous ne savons plus quelle ode déplaisante, le jeune chantre de Rouslan et Loudmila fut interné dans un village obscur, au plus profond de la Russie, deux seulement de ses anciens camarades de lycée eurent le courage d’aller l’y voir et lui porter leurs condoléances, et l’un de ces adolescens intrépides fut le prince Gortchakof. On trouve dans l’œuvre de Pouchkine quelques couples de vers écrits d’un ton enjoué et badin, et qui n’empruntent leur intérêt qu’au nom d’Alexandre Mikhaïlovitch, à qui ils sont adressés. Dans l’une de ces pièces juvéniles, Pouchkine souhaite à son ami « d’avoir Cupidon pour compagnon inséparable jusqu’aux bords du Styx, et de s’endormir sur le sein d’Hélène dans la barque même de Charon,… » souhaits inconsidérés et que la malignité des humains n’eût pas certes manqué d’exploiter dans la suite, si fort heureusement le chancelier n’avait su préserver ses vieux jours de toute séduction décevante, et éviter jusqu’à l’apparence d’un Ruy Gomez arctique. Le poète fut mieux inspiré une autre fois, alors que, parlant de leur vocation si différente, il prédit à Alexandre Mikhaïlovitch des destinées magnifiques et l’appela « le fils chéri de la fortune. »

La fortune fut toutefois lente à reconnaître son enfant et à lui faire la part qu’il méritait. Entré de bonne heure au département des affaires étrangères, attaché de la suite de M. de Nesselrode dès les congrès de Laybach et de Vérone, le prince Gortchakof avait déjà dépassé de longtemps ce que Dante nomme le mezzo del cammin di vita et touchait même de très près la cinquantaine, qu’il n’était encore que ministre plénipotentiaire auprès d’une petite cour d’Allemagne. Un événement heureux vint enfin le signaler à la bienveillance du maître et le faire distinguer dans ces limbes diplomatiques, dans ces régions « exemptes de pleurs, mais remplies de soupirs, » qui dans le langage de la carrière s’appellent les postes secondaires.