Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/811

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tué, si j’avais pu. — Et de qui donc viennent-elles, lui dis-je, si ce n’est pas de notre seigneur Jésus-Christ ? N’est-il pas écrit qu’il est descendu sur la terre pour nous amener au royaume des cieux et nous délivrer de toute peine ? »

Les chansons qui célèbrent les exploits des héros contribuent donc au salut au même titre que les préceptes de l’Évangile. comme eux, elles viennent de Dieu pour l’édification et le bonheur des hommes. Le kobzar, à ce point de vue, n’est plus un simple vagabond : il est un ministre du ciel ; bien que le prêtre orthodoxe le repousse, il partage avec lui la prêtrise. C’est ainsi que les bardes gaulois participaient aux privilèges sacerdotaux de nos druides, ne formaient avec eux qu’une même église. Écouter de belles doumas est œuvre pie. Leurs vers ont cette vertu divine que déjà le grand poète hindou attribuait à ceux du Ramayâna : « Heureux qui lit tout ce livre ! heureux qui seulement en lit la moitié ! Il donne la sagesse au brahme, la vaillance au chatria, la richesse au marchand. Si par hasard un esclave l’entend, il est anobli. Qui lit ce poème est quitte de ses péchés. » Ostap Vérésaï se rencontre sans le savoir avec le chantre de Rama. Aussi, quand il accorde son instrument pour une douma, ses traits prennent une gravité solennelle et un silence respectueux se fait autour de lui.

Le voilà qui chante sa pièce favorite, la Tempête sur la Mer-Noire. Un vaisseau monté par des cosaques vient d’être brisé par les vagues, et sur un de ses débris flottent au hasard trois naufragés. L’un d’eux est un pauvre diable sans famille, sans foyer. Nulle sœur, nulle vieille mère qui dans les villages du Dnieper prie le ciel pour lui. Aussi est-il le premier dont les doigts crispés lâchent la planche de salut et qui coule à fond. Les deux autres sont deux frères : suspendus sur l’abîme, ils versent des larmes amères et font leur examen de conscience. « C’est la prière de notre père et de notre mère qui sûrement nous châtie ; quand nous sommes partis pour l’expédition, nous n’avons pas demandé leur bénédition ; bien plus, notre vieille mère, comme elle voulait s’approcher, nous l’avons repoussée de nos étriers. Hélas ! nous avons eu trop d’orgueil. — Notre frère aîné, nous ne l’avons pas honoré comme un père ; pour notre sœur nous n’avons pas eu assez de tendresse. Nous avons refusé à notre proche voisin le pain et le sel. Vraiment nous avons eu trop d’orgueil ! — Nous sommes passés devant les églises de Dieu sans ôter notre bonnet, sans faire le signe de la croix sur notre visage, sans appeler à notre aide la miséricorde du créateur ! » Mais cette prière de leurs parens, qu’ils ont méprisée et qui les condamne, voici que leur, repentir sincère lui rend tout à coup son efficacité bienfaisante ! Le ciel s’éclaircit, la Mer-Noire s’apaise ; poussés vers le rivage, ils saisissent de leurs mains la pierre blanche