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par son public, est intitulée Pravda (la vérité ou la justice) ; mais, avant de la commencer, il demande toujours pardon aux messieurs qui sont là des hardiesses qu’elle pourra contenir.


« Dans le monde, il n’est point de justice ; de justice, on ne trouvera point. Maintenant la justice vit sous les lois de l’injustice.

« Aujourd’hui la justice est en prison chez les pans (les seigneurs) : l’injustice est assise à son aise avec les pans dans la salle d’honneur.

« Aujourd’hui la justice reste debout près du seuil ; l’injustice trône avec les pans au haut bout de la table.

« La justice est foulée aux pieds par les pans ; mais on verse à l’injustice l’hydromel dans les coupes.

« Dans le monde, il n’est point de justice ; de justice, on ne trouvera point. Et pourtant la justice dans le monde, c’est comme votre père et votre mère…

« Quand les enfans sont devenus orphelins et qu’ils n’ont plus ni aide ni secours, ils pleurent, ils pleurent et ne savent que devenir. Ils ne peuvent oublier leur mère défunte.

« Oh ! notre mère, notre mère aux ailes d’aigle, où te trouver ? On ne peut t’acheter, ni te gagner.

« Ah ! si nous avions les ailes des anges, comme nous volerions vers toi pour te voir !

« Car la fin du monde approche : même de son propre frère il faut avoir défiance.

« Aller devant les tribunaux avec les gens ? .. Pas de justice à espérer. Il faut avoir de l’or et de l’argent pour assouvir les pans.

« L’homme qui veut encore accomplir la justice, que Dieu lui envoie de là-haut des jours de bonheur !

« Seul le Seigneur est la vraie justice. Il châtiera l’injustice, il brisera les superbes. »


Cette chanson semblera peut-être un tissu de lieux-communs ; mais que l’on songe à la signification que lui donnaient les griefs du peuple, à l’énergie qu’elle empruntait à la déclamation du kobzar. Au début, c’est toujours la même idée, celle de la justice debout près du seuil, comme une mendiante, et de l’injustice assise au banquet des pans, qui se répète avec une fatigante monotonie ; mais cette monotonie est celle des pensées douloureuses que l’esprit tourne et retourne avec une volupté poignante, et de l’obsession desquelles on ne peut s’affranchir. Si les expressions semblent un peu vagues, il n’en était que plus facile aux opprimés de leur donner un sens, chacun se remémorant alors ce qu’il avait eu déjà à souffrir. Si le parallèle de la justice et de l’injustice paraît se prolonger trop longtemps (et nous l’avons abrégé dans notre citation), il prenait fin cependant avant que la rêverie farouche du mougik,