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bercée par l’implacable mélodie, eût défilé le chapelet de ses propres misères. Cette antithèse, qui se répète sans trêve et sans merci, tombant sur son imagination endolorie comme une eau qui tombe goutte à goutte, devenait provocante à force même d’uniformité. Cette musique du kobzar, sans élan, sans couleur, moins irritée que mélancolique, convenait à la prudence qu’imposait la situation. Il n’était pas nécessaire qu’elle se fît entendre hors des murs de la chaumière ; le moment n’était pas venu de faire éclater les fanfares guerrières ; mais elle était déjà le sourd murmure, le grondement qui précède l’explosion. Déjà dans l’âme du peuple des Ukraines s’agite un orage de pensées confuses, de colères à demi réveillées, comme un essaim de marseillaises qui essaient leurs ailes et qui frémissent avec les cordes de la kobza. La chanson s’enlève tout à coup jusqu’au lyrisme par cette invocation à la justice, qui est sur la terre comme un père et une mère et vers laquelle s’élancent tant d’âmes souffrantes. Non vraiment, pour le paysan des campagnes du Dnieper, ce n’était pas un lieu-commun que cette image de « la justice foulée aux pieds par les pans. » Et quand à la veillée d’un village ukrainien, sous le discret abri du toit de chaume, avait retenti cette chanson, on était sûr que le lendemain plus d’un travailleur manquerait à l’appel de l’intendant pour la corvée seigneuriale. Plus d’un avait senti qu’à la fin c’en était trop, et, laissant là sa charrue et ses bœufs, il était parti. Où allait-il ? où tendaient les pas de ce banni volontaire ? C’était encore la chanson du kobzar qui lui montrait le chemin. A force d’entendre célébrer les aventures sur la Mer-Noire, les lucratives expéditions contre les villes musulmanes, les grands combats contre le Turc et le Tatar, le mougik s’était senti l’étoffe d’un cosaque. Plutôt que de peiner pour un maître, il courait porter ses rancunes et son bras vigoureux aux « frères » du Bas-Dniéper, aux Zaporogues. Même de ceux qui restaient au village la patience était devenue plus courte à méditer ainsi sur la justice et l’injustice. Ils attendaient que la justice, avec un grand bruit d’ouragan, vînt étendre sur le monde ses grandes ailes d’aigle. Si, en apparence résignés, ils se ramassaient sur eux-mêmes, c’était pour mieux bondir à sa rencontre. Le gouvernement des seigneurs polonais savait bien ce qu’il faisait en poursuivant les kobzars. Leurs chants ont plus contribué que la prédication des moines orthodoxes à inspirer au paysan petit-russien la haine des pans catholiques, l’attachement. à sa nationalité, à sa religion. De village en village, tâtonnant avec leurs bâtons par les chemins poudreux, ils allaient réveiller les colères assoupies ; avec leur instrumentaux doux sons plaintifs, ils étaient comme le tocsin de la liberté ukrainienne ; ils étaient les recruteurs de « l’armée zaporogue, » la teneur secrète de l’intendant juif et du missionnaire latin. Sous la