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fondation d’une nouvelle nationalité ; seulement, dans la Petite-Russie, la liberté n’était que temporaire. Déjà les années d’exemption s’écoulaient, et les pans concessionnaires attendaient avec impatience le jour où ils pourraient appliquer à leurs sujets le régime seigneurial dans toute sa rigueur, revendiquer le droit exclusif de chasse et de pêche sur ces libres rivières, fixer la corvée et les redevances, réduire ces hardis colons à la condition de serfs attachés à la glèbe. Mais sur cette terre neuve, dont ils avaient dompté l’exubérance, sauvage, avait grandi une génération d’hommes qui avaient perdu tout souvenir de leur village d’origine et des chaînes paternelles, et qui ne connaissaient plus que la liberté. Il s’était formé un peuple à la nuque rebelle, durœ cervicis, qui allait opposer aux pans une résistance inattendue et qui n’admettait pas qu’on eût fait donation d’âmes humaines par une concession sur parchemin. De ce malentendu entre les maîtres et leurs prétendus sujets allait naître une crise sociale qui ébranlerait jusque dans ses fondemens l’état polonais, et, par le soulèvement de ses populations russes, l’acheminerait à une ruine certaine.

A la fin du XVIe siècle, ces conséquences inévitables semblaient encore éloignées. Alors, pour le colon, le seul, le véritable ennemi, c’était le musulman, le Tatar. Les empiétemens de la colonisation sur la steppe, qui perdait chaque jour son caractère sauvage, sa nature asiatique, semblaient aux nomades venus de l’Asie autant d’attentats à leurs droits. Les immenses richesses qui se créaient sur les bords des fleuves petits-russiens excitaient leurs convoitises. Dans le butin qu’ils s’en promettaient, la personne des colons constituait l’article le plus précieux, la denrée humaine étant à très haut prix sur tous les marchés de l’Orient. Les défricheurs de l’Ukraine se trouvèrent donc aux prises avec les Tatars de Crimée, comme les pionniers américains avec les Peaux-Rouges. Les steppes de la Nouvelle-Russie polonaise furent en proie aux horreurs de la guerre asiatique, comme les rivages de la Méditerranée aux pirateries des Barbaresques, comme les plaines de la Hongrie aux incursions des Ottomans. C’était le siècle des Sélim, des Dragut et des Barberousse. Dans l’Ukraine, les enlèvemens d’êtres humains prenaient des proportions colossales. En 1516, les Tatars enlevaient cinq mille prisonniers, en 1537 quinze mille dans la Volhynie et la Podolie, en 1575 trente-cinq mille. Pas une chaumière, pas un palais du sud, où l’on ne pleurât des morts et des absens. Cette année-là, les seigneurs ukrainiens parurent en habits de deuil à la diète polonaise.

Bientôt, pour combattre les nomades de l’Asie, surgit du sein de la chrétienté un peuple nouveau de nomades. Le nom des cosaques commence à retentir dans les annales. A côté des cosaques miliciens, organisés par les nobles pour garder les villes et faire le guet