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affreuse pour qu’on s’avisât d’en rire. Un auteur tatar, Rammal Khadja, a raconté comment on traînait en Crimée de longues colonnes de ces captifs, harassés, laissant derrière eux la trace sanglante de leurs pieds nus, entourés de cavaliers qui, à coups de nagaika sur leurs épaules nues, hâtaient leur marche. Arrivés au pays musulman, on faisait le triage. S’il y avait des prisonniers de distinction, on en dressait la liste et on l’envoyait gracieusement au gouvernement polonais pour qu’il pût les racheter. Le reste était jeté sur les marchés de Caffa, d’Eupatoria, rendez-vous des trafiquans de chair humaine. Les esclaves étaient emmenés au loin, non-seulement à Constantinople, mais en Perse, en Syrie et, assure un contemporain, jusque dans l’Indoustan. Les nations chrétiennes d’Occident n’avaient pas honte d’acheter aux Turcs, pour le service de leurs galères, des captifs enlevés sur les frontières de Pologne et de Russie. Dans cette vaste dispersion des familles slaves, que d’aventures étranges, que d’infortunes ! Les enfans, les beaux adolescens étaient réservés à une mutilation qui pouvait être l’origine de leur grandeur : le sultan faisait d’eux ses pages, plus tard ses favoris, ses ministres. D’autres étaient donnés aux instructeurs des janissaires, en sorte que la fleur de la jeunesse chrétienne était élevée dans l’oubli du christianisme et devenait contre lui l’instrument du Turc. L’islamisme, en sa décrépitude, se rajeunissait à chaque razzia tatare par l’infusion d’un sang nouveau. Les jeunes femmes, les jeunes filles étaient expédiées dans tous les harems de l’Orient. Quant aux vieillards, aux non-valeurs des deux sexes, très souvent, sur la route même de l’exil, un massacre judicieux en avait allégé le cortège. Les hommes robustes, marqués au front d’un fer rouge, étaient vendus comme bêtes de travail ou enchaînés sur le banc des galères ottomanes. Un écrivain lithuanien remarque que les esclaves polonais ou petits-russiens se vendaient bien, mais que le Moscovite était peu estimé ; il passait pour sournois et trompeur. C’est ainsi que dans l’antiquité les maquignons d’hommes avaient fait une mauvaise réputation aux esclaves ibères ou ligures, dépréciés comme vindicatifs ou enclins au suicide. Mais qui n’eût préféré toute espèce de mort à la vie du galérien ? Par tous les temps nu jusqu’à la ceinture, les épaules déchirées par le fouet du garde-chiourme, rivé à ses compagnons d’infortune, il lui fallait remuer en cadence les longues, lourdes rames. On ne reposait, on ne dormait qu’à son tour et à sa place : la marche du navire ne pouvait s’arrêter. De même qu’aujourd’hui chauffe constamment la chaudière d’un steamer, de même alors la force humaine captive, cette puissance motrice, créée de souffrances et de misère, ne connaissait point de repos.

« Alors, dit la chanson petite-russienne, il fut donné au