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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/880

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pour qui le jeu était plus qu’une distraction. Le vieux baron surtout se montrait passionné. Ses yeux endormis jetaient des étincelles quand il relevait ses cartes, ses doigts tremblaient, ses narines se gonflaient ou se rétrécissaient selon les chances du jeu. Il devinait le mien avec une certitude mathématique. Il était hardi, téméraire même, dans sa manière de jouer, et cela lui réussissait presque toujours. Quant à moi, je commis fautes sur bévues ; cela dérida mes compagnons, j’avais déjà perdu bon nombre de fiches quand la porte du salon s’ouvrit : Frances reparut, elle était en toilette.

Je jetai mes cartes sur la table et me précipitai à sa rencontre. Le général ne savait à quoi attribuer ce qui lui paraissait de la dernière inconvenance. Le capitaine s’écria : — Le major en grande tenue ! — Je lui offris mon bras, qu’elle voulut bien accepter, pour la conduire au canapé.

— Quel diantre de caprice vous a donc saisie, Frances ? dit d’un ton courroucé son grand-père, qui avait en main des cartes superbes, vous courez toute la journée comme une cendrillon…

— Mais la fée est venue, et je leparais en princesse, répliqua Frances. — Et la jolie pantoufle de vair est à vos pieds, ajoutai-je en montrant du doigt les petits souliers de salon qui dépassaient le bord de sa robe. — Peut-être ; mais j’aurai soin de ne pas la perdre. — Pourquoi pas ? lui dis-je hardiment en la fixant. — Parce que je ne veux pas faire du roman d’une heure une question de vie.

— Tout ce que vous dites à Frances peut être du dernier galant, s’écria le terrible général ; cependant il n’est pas poli, mon cher Léopold, de quitter ainsi une table de jeu.

Je dus retourner en pénitence, pendant que Frances allait dans la salle à manger, s’asseyait au piano et laissait errer ses doigts sur les touches comme sa fantaisie l’inspirait. Elle était bonne musicienne et devait avoir eu d’excellens maîtres. Son jeu fut d’abord fantasque et bizarre comme toute sa personne ; peu à peu il devint doux et mélancolique à faire pleurer. Vous comprenez que je prêtais bien plus d’attention au piano de ma belle cousine qu’aux cartes que je ramassais et abattais machinalement. Le général en était furieux et me le laissait bien voir. Naturellement je perdis jusqu’à ma dernière fiche. Je voulais payer ma dette, lorsque Frances entra précipitamment et déclara d’un ton décidé, si décidé même qu’il me déplut, que je ne paierais pas. Je lui répondis sur le même ton, et de manière à couper court à toute nouvelle instance, que je paierais. Ne voulait-elle pas arracher à Rolf le billet de banque que je lui avais remis pour qu’il fit le compte ! Je dus lui signifier que je trouvais son intervention fort peu convenable. Elle retourna fâchée