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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/881

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LE MAJOR FRANS

et piquée au piano, tandis que le général, qui s’était tu pendant cette petite scène, savourait visiblement le plaisir de palper son gain. Dans d’autres circonstances, pauvre comme je l’étais encore il y a huit jours, j’aurais eu le droit de considérer comme un guetapcns la partie qu’il avait proposée à son neveu inexpérimenté dans les mystères de l’hombre.

En ce moment, je ne croyais pas avoir payé trop cher l’avantage de lire à livre ouvert dans le caractère et les défauts d’un homme dont le passé avait dû avoir une influence fatale sur le présent de Frances. J’allai la rejoindre près du piano. — Voulez-vous jouer ? me dit-elle brusquement. — Je ne m’y sens pas disposé. — | votre aise. — Et se retournant vers l’instrument, tandis que je faisais semblant de parcourir un vieux journal, elle se mit à frapper les touches comme si elle eût voulu les briser. À la fin, elle joua un prélude et se mit à entonner l’air de Ketly dans le Chalet. Elle possède une voix d’alto forte et vibrante, et il y avait quelque chose d’ironique, une sorte de défi à mon adresse dans la manière dont elle lançait le fameux refrain : Liberté chérie, régne toujours là.

— Savez-vous, lui dis-je à l’oreille, comment finit ce charmant petit opéra ? — Assurément ; cela finit toujours ainsi au théâtre ; mais dans la vie réelle c’est tout le contraire, et moi je tiens à la réalité.

La soirée se termina bientôt, et à la façon dont Frances me tendit le bout de ses doigts quand nous nous séparâmes pour gagner nos chambres, je vis bien qu’elle continuait à m« bouder.

L’étrange et incompréhensible caractère ! Fière, généreuse, le cœur noble, de l’esprit, de la beauté, un charme que je ne ressens déjà que trop, et tout cela gâté par une éducation détestable, par des manières de cantinière et une rudesse de mauvais genre, sans compter que je ne sais rien encore de son passé, de ce terrible passé qu’on m’a dépeint sous de si noires couleurs ! Et quand même je verrais qu’elle a été calomniée sur tous les points, pourrais-je envisager sans crainte la vie en tête-à-tête avec un caractère aussi emporté, aussi dominateur ? pourrais-je supporter longtemps ses bizarreries ? Que dis-je ? le major Frans, avec son antipathie contre les hommes et le mariage, consentira-t-il jamais à devenir Mlle Frances de Zonshoven ? — Voilà toutes les questions que je roulais dans ma tête en m’allongeant dans le vaste lit aux rideaux rouges, où, je dois l’avouer, je dormis délicieusement d’un seul trait jusqu’au matin.

(La seconde partie au prochain no .)