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pays qui possède seulement le quart de ces richesses ? Que de talent dépensé stérilement, que d’impressions, d’émotions vraies, charmantes et inutiles, que de tentatives avortées, de trouvailles incomplètes, que d’ardeur, de courage, de travail, que de sève qui s’évapore, de goût et de finesse qui se perdent !

Cela dit, commençons notre rapide promenade en examinant les quelques tentatives de grande peinture qui figurent au Salon, comme les lambeaux décolorés de notre gloire éteinte. Les peintres d’histoire, c’est ainsi qu’on les appelait, sont difficiles à classer et à définir ; considérons comme tels les artistes qui ne peignent spécialement ni le paysage ni le portrait, et qui ne sont point non plus peintres de genre assermentés.


I

A force de répéter que les études classiques étouffaient l’individualité, que le respect des maîtres éteignait toute flamme, on en est arrivé à considérer le patient apprentissage de l’école avec son vénérable bagage de vieilles traditions comme une cause d’abaissement moral, comme une servitude honteuse. Il faut bien admettre qu’il y a là une erreur grave, car la grande peinture est à l’agonie depuis qu’elle a brisé ses chaînes, et, si elle meurt, ce sera d’un excès de liberté. Que d’audacieux cependant armés seulement de leur génie, dégagés de toute entrave, de tous les respects humilians, ont cru que le tempérament suffisait à tout, et ont frappé la terre de leurs talons avec la persuasion que le grand art de l’avenir allait apparaître armé de pied en cap !

C’est M. Becker qui s’est chargé cette année de renouveler cette vaine tentative. Il a choisi pour sujet : Respha protégeant les corps de ses fils contre les oiseaux de proie. La toile est immense, la hardiesse du peintre est plus grande encore, mais après avoir constaté ce qu’il y a d’honorable en somme dans l’intention d’un pareil travail et de courageux dans l’exécution, ajoutons que cette grande scène à effet ne dépasse pas la mesure d’un mélodrame de second ordre. Il n’y a là ni souffle ni élévation, c’est dans la toile qu’est la grandeur et dans la brosse seulement qu’est l’énergie. Cette colossale figure manque d’élan et de vie ; on croit avoir sous les yeux un modèle déjà fatigué à qui le peintre a dit vers la fin de la séance : Veuillez me donner l’expression passionnée. Elle ouvre la bouche et ne crie pas ; ses jambes écartées comme les branches d’un compas font craindre une chute prochaine, et son bras soulevé avec une intention de sauvage énergie n’est que faiblement dessiné et emmanché d’une façon insuffisante ; la draperie violette est chiffonnée, mais ne vole pas plus dans l’air que ne vole ce vautour