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prématurément, et l’on se voit sans cesse obligé d’aller chercher plus avant, loin des voies actuelles ou futures de communication, de nouveaux sujets à exploiter. Il en résulte dans le prix de la résine élastique un accroissement exagéré qui pourrait ruiner ce genre d’industrie, si quelque jour le génie inventif des fabricans de l’Europe ou de l’Amérique du Nord s’avisait de découvrir un succédané satisfaisant.

À la vérité, quelques centaines de colons européens, échelonnés sur les bords du Madeira, auraient bientôt fait d’imprimer un essor puissant à la production du caoutchouc. Un exemple entre autres le prouverait. Il y a parmi les seringueiros de la région des rapides un Holsteinois qui, après avoir émigré en 1852 et s’être battu contre Rosas, vit à présent dans ces contrées solitaires à la façon d’un Robinson. C’est certainement le travailleur le plus diligent de la vallée. Dans les trois ou quatre mois que dure la récolte, lui et sa compagne, qui est une Indienne, s’en font plus de 100 arrobes (3,200 livres), c’est-à-dire le double environ de la quotité moyenne de chacun de leurs confrères. Qu’on ouvre à présent la grande voie de communication du Madeira, il s’établira vite sur l’Amazone des factoreries européennes qui auront de toutes parts l’œil au guet ; il existera un trait d’union direct et permanent entre le consommateur et le producteur, et ce dernier aura dès lors tout intérêt à modifier son système de travail. À l’heure qu’il est, le trafic du caoutchouc est encore en partie aux mains de quelques personnages influens qui le stérilisent dans sa source et causent le plus grave dommage aux petits seringueiros, privés de tout débouché commercial avec Para. Ceux-ci sont en butte à toute sorte de tracasseries et de vexations de la part de ces monopoleurs, qui occupent généralement de hauts grades dans la garde nationale, et, en leur qualité de recruteurs, règnent en maîtres sur le pays. Ils se voient contraints de plier sous le bon plaisir de ces tyranneaux et de leur abandonner le fruit de leur travail à un prix moindre de moitié que celui qu’ils en obtiendraient à Para ; encore cette rémunération dérisoire leur est-elle versée non pas en espèces, mais en marchandises et en provisions de bouche, comptées au triple de leur valeur. Aussi le pauvre extracteur de suc, métis ou mulâtre, tout en exploitant une véritable mine d’or, demeure-t-il presque constamment écrasé sous le poids des dettes, et l’on conçoit sans peine que cet état de dépendance lui ôte tout courage et accroisse encore la dose d’insouciance que la nature lui a si libéralement départie.

La production du cacao, de la canne à sucre, du tabac, du manioc, se trouve à peu près dans le même cas que celle du caoutchouc. Par suite des ressources fort limitées du travail, de l’indolence des ouvriers et du manque absolu de routes, la quantité de