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bonheur ou avec éclat est par cela même une œuvre qui tient au cerveau et en dérive. Rubens avait là-dessus des avis que je vous recommande, si vous étiez tenté jamais, de faire fi d’un coup de brosse donné à propos. Il n’y a pas, dans cette grande machine d’apparence si brutale et de pratique si libre, un seul détail petit ou grand qui ne soit inspiré par le sentiment et instantanément rendu par une touche heureuse. Si la main ne courait pas aussi vite, elle serait en retard sur la pensée ; si l’improvisation était moins soudaine, la vie communiquée serait moindre ; si le travail était plus hésitant ou moins saisissable, l’œuvre deviendrait impersonnelle dans la mesure de la pesanteur acquise et de l’esprit perdu. Considérez de plus que cette dextérité sans pareille, cette habileté insouciante à se jouer de matières ingrates, d’instrumens rebelles, ce beau mouvement d’un outil bien tenu, cette élégante façon de le promener sur des surfaces libres, le jet qui s’en échappe, ces étincelles qui semblent en jaillir, toute cette magie des grands exécutans, qui chez d’autres tourne soit à la manière, soit à l’affectation, soit au pur esprit de médiocre aloi, chez lui, ce n’est, je vous le répète à satiété, que l’exquise sensibilité d’un œil admirablement sain, d’une main merveilleusement soumise, enfin et surtout d’une âme vraiment ouverte à toute chose, heureuse, confiante et grande. Je vous mets au défi de trouver dans le répertoire immense de ses œuvres une œuvre parfaite ; je vous mets également au défi de ne pas sentir jusque dans les manies, les défauts, j’allais dire les fatuités de ce noble esprit, la marque d’une incontestable grandeur. Et cette marque extérieure, le cachet mis en dernier lieu sur sa pensée, c’est l’empreinte elle-même de sa main.

Ce que je vous dis en beaucoup de phrases trop longues, et trop souvent dans ce jargon spécial qu’il est difficile d’éviter en ces matières, aurait sans doute trouvé plus convenablement sa place en d’autres occasions. N’en concluez pas que le tableau sur lequel j’insiste soit un spécimen accompli des qualités les plus belles du peintre. Sous aucun rapport, il n’est cela. Rubens a fréquemment mieux conçu, mieux vu et beaucoup mieux peint ; mais l’exécution de Rubens, assez inégale quant aux résultats, ne varie guère quant au principe, et les observations faites devant un tableau d’ordre moyen s’appliquent également, et à plus forte raison, à ce qu’il a produit d’excellent.


EUGENE FROMENTIN.