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la vie monotone qui m’attend un jour ou l’autre ? Ah ! on a beau être faible, on n’aime pas à reconnaître sa faiblesse sans l’avoir soumise à la moindre épreuve. Voilà pourquoi l’envie me vient sans cesse de faire le plongeon, de m’abandonner au courant et de me laisser aller là où me conduira la liberté.

Il se tut, fixant sur moi ses grands yeux bleus, et, s’apercevant que je souriais de la vivacité inattendue de ses aveux : — Je devine ce que tu vas dire, continua-t-il. Abandonne-toi au courant, et bonne chance ! Je ne sais si tu ris de mes craintes ou de ce que tu appelles, peut-être à tort, ma dépravation. Pour moi, le plaisir et la peine sont encore des mots vides de sens ; ce que je désire, c’est un autre savoir que celui que l’on inculque dans des préceptes routiniers. Tu me comprendrais mieux, si tu pouvais respirer pendant une heure l’atmosphère renfermée où j’ai toujours vécu.

— Et tu auras raison d’agir, répliquai-je. Seulement prends garde de te montrer trop exigeant. Je crains que le monde réel ne vaille pas le monde que tu as rêvé durant ta longue réclusion. Un homme doué, comme toi, d’une bonne tête et d’un bon cœur possède en lui-même un monde assez vaste, et je ne crois pas plus à l’art pour l’art qu’aux théories malsaines de messieurs les viveurs. Néanmoins, je t’engage à faire le plongeon ; tu me diras ensuite si tu as trouvé la perle de la sagesse humaine.

Il fronça de nouveau les sourcils comme pour me reprocher mon manque de sympathie. Je lui serrai la main.

— La perle de la sagesse, repris-je, c’est l’amour honnête. Depuis que l’univers existe, l’expérience n’a rien trouvé de meilleur. Je te conseille de devenir amoureux.

Au lieu de répondre, il tira de sa poche la lettre dont j’ai parlé, la leva en l’air et la secoua d’un air solennel.

— Que me montres-tu là ? demandai-je.

— Ma sentence !

— Pas ton arrêt de mort, j’espère ?

— Mon arrêt de mariage.

— Avec qui ?

— Avec une personne que je n’aime pas.

Cela devenait sérieux ; je le priai de s’expliquer.

— C’est la partie la plus singulière de mon histoire, répliqua-t-il, et elle te rappellera les vieux romans démodés. Il m’appartient bien de parler de liberté et de lancer des invitations au destin ! Tel que tu me vois, mon sort est décidé. J’ai été donné en mariage ! C’est un legs du passé, — de ce passé auquel je n’ai jamais osé dire non. L’union fut arrangée à mon insu, il y a bien longtemps déjà. Le père de ma future, un des rares amis intimes du mien, était aussi