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Il rougit jusqu’au front, et j’éprouvai un remords tardif. Nous parlâmes ensuite de choses et d’autres. Je lui adressai des complimens sur la pureté de son accent anglais, et je lui demandai si elle avait visité l’Angleterre.

— Le ciel m’en préserve ! s’écria-t-elle, je déteste l’aristocratie. Je suis démocrate, et je ne m’en cache pas. Quoique fille des croisés et née au sein de la féodalité, je suis une révolutionnaire. J’ai une passion pour la liberté, — la liberté illimitée. C’est dans votre république que je voudrais me réfugier. Quel merveilleux spectacle qu’un grand peuple libre de faire ce qui lui plaît et ne faisant rien de mal !

Je répondis modestement qu’après tout les libertés, pas plus que les vertus d’un Américain, ne sont illimitées.

— N’importe, n’importe ! répliqua-t-elle en désignant Pickering avec son éventail, j’aimerais à voir le pays qui a produit ce merveilleux jeune homme. Ce doit être une sorte d’Arcadie, une reproduction de l’âge d’or. M. Pickering dit les choses les plus naïves du monde, et, après avoir souri de leur simplicité, je m’aperçois tout à coup qu’elles sont très sensées, et j’y pense sans cesse. C’est vrai ! ajouta-t-elle en s’adressant à Eugène, j’appelle vos naïvetés des solécismes inspirés, et j’en fais mon profit. Souvenez-vous de cela la prochaine fois que je rirai de vous !

Pickering se trouvait dans cet état de béatitude où les sourires et les froncemens de sourcils de la bien-aimée pèsent du même poids dans la balance. Il me regarda d’un air qui semblait dire : « Cite-moi une femme qui ait autant d’esprit, autant de grâce ! » Je me figure qu’il ne saisissait que vaguement le sens des paroles de Mme  Blumenthal, dont les gestes, la voix et les coups d’œil se confondaient pour lui dans une harmonie irrésistible. Le spectacle d’une pareille infatuation a quelque chose de pénible. Je me dispensai donc de répondre au défi de Pickering, et je me mis à rendre hommage au talent de Mme  Adelina Patti. Mme  Blumenthal, comme il convenait à une vraie révolutionnaire, fut obligée d’avouer qu’elle n’admirait pas trop le chant de la diva.

— Cela manque d’âme, dit-elle. Pour faire une grande artiste, il faut une grande passion.

Avant que j’eusse eu le temps de réfuter ou d’approuver l’axiome, la voix de la Patti s’éleva, et fit pleuvoir sur la salle ses notes argentines.

— Ah ! donnez-moi cet art, murmurai-je en me levant, et je vous laisserai la passion.

Après avoir regagné ma stalle, je me demandai si mes paroles n’avaient pas froissé mon interlocutrice. Le signe de tête amical qu’elle m’adressa à la sortie me rassura. Elle était au bras de Picke-