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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

avant de le retrouver à Hombourg je ne l’avais pas revu depuis son enfance.

— Oui, mais je sais aussi que vous êtes son confident, répliqua-t-elle. Il se montre très franc avec moi, et je sens pourtant qu’il me cache quelque chose. J’ai contracté plus d’une amitié dans ma vie, grâce au ciel, et aucune ne m’a jamais été plus chère que celle-ci ; néanmoins je me désole de voir que mon ami ne m’accorde pas toute sa confiance. Je devine qu’il souffre d’un chagrin secret. Pauvre moi ! s’il savait seulement combien je lui suis attachée et combien je désire son bonheur !

Cet aveu, qui semblait si désintéressé, puisqu’il s’adressait à un tiers, m’inspira l’espoir de faire jouer à Mme  Blumenthal le rôle de la Providence. Le secret que l’on n’avait pas eu le courage de lui révéler, c’était le projet de mariage avec Mlle  Yernor. Le visage ingénu de la jeune fille m’avait frappé, et je ne pouvais m’empêcher de penser que Pickering risquait de tomber plus mal. Les paroles de Mme  Blumenthal m’autorisaient à croire qu’elle serait de mon avis. Après un moment d’hésitation, je lui confiai que mon ami avait en effet un secret. Je lui racontai alors quelle promesse il avait faite à son père mourant, promesse à laquelle il ne pouvait manquer sans s’exposer à des remords qui troubleraient son repos. Elle m’écouta avec beaucoup d’attention et sans paraître irritée le moins du monde.

— Quel joli conte ! s’écria-t-elle, lorsque j’eus achevé mon récit ; quelle situation romanesque ! Il n’est pas étonnant que ce pauvre M. Pickering ait eu des velléités de révolte et qu’il désire retarder l’heure de la soumission. Et cette petite fille de Smyrne qui attend le jeune prince américain comme une héroïne des Mille et une Nuits ! Je donnerais beaucoup pour voir sa photographie. Croyez-vous qu’il me la montrerait ? Ne craignez rien, je serai discrète… Oui, c’est un joli roman ; si je l’avais inventé, on le trouverait absurdement improbable !

Elle se leva ensuite et fit deux ou trois tours dans le salon, se souriant à elle-même. Tout à coup elle s’arrêta devant le piano avec un petit éclat de rire ; l’instant après, elle se cacha le visage dans l’énorme bouquet de roses. Il était temps de prendre congé, et je ne voulais pas m’éloigner sans savoir si, tout en plaignant le jeune homme de Hombourg, elle n’éprouvait pas aussi un peu de pitié pour la petite fille qui attendait à Smyrne.

— Vous devinez naturellement dans quel espoir je vous ai raconté tout cela, dis-je en me levant.

Elle avait pris une des roses et l’attachait à son corsage. Elle leva vivement la tête et s’écria : — Laissez-moi faire ; il m’intéresse !

Je dus me contenter de cette réponse. Le jour suivant, je me re-