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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

Voyons, me demanda-t-il en se tournant tout à coup vers moi, n’est-ce pas une rude déception pour un pauvre diable qui ne demande au sort que de vivre paisiblement dans son petit coin ?

Je déclarai que c’était dur en effet et qu’il avait le droit d’exiger que le destin lui fournît une nouvelle occasion de s’installer dans son coin. J’ajoutai que le conseil de M. Vernor était bon, qu’il avait tort de ne pas le suivre, et j’offris d’être son compagnon, s’il voulait se distraire en voyageant. Pickering accepta sans grand enthousiasme ; mais après une quinzaine de jours passés à visiter des galeries de tableaux et à admirer des monumens je m’aperçus qu’il commençait à redevenir lui-même. Il retrouva jusqu’à un certain point la généreuse éloquence dont il avait fait preuve à Hombourg, et cette fraîcheur d’impression que je lui enviais. Un jour que j’étais retenu à l’hôtel par une blessure au pied, il me régala à son retour, à propos de certaine vierge ingénue de Hans Memling, d’une rhapsodie qui me parut plus sensée que ses éloges de Mme Blumenthal. Il avait ses heures de tristesse, ses retours vers le passé ; mais je m’abstins de lui reprocher ces accès de mélancolie, car je m’imaginai qu’il en sortait un peu plus dispos et plus résolu. Cependant un jour il se montra si sombre que je saisis le taureau par les cornes et lui dis qu’il se devait à lui-même de chasser de sa pensée tout souvenir de cette femme.

Il me regarda d’un air étonné, puis me répondit en rougissant beaucoup : — Cette femme ? Je ne songeais pas à Mme Blumenthal.

À dater de ce jour, je m’expliquai sa tristesse d’une autre façon. Nous poussâmes jusqu’en Italie, et nous fîmes un assez long séjour à Venise. Ce fut là qu’arriva le dénoûment auquel je m’attendais depuis quelque temps déjà. Nous avions passé la matinée à Torcello, et nous revenions, doucement bercés par les flots et par le chant des canotiers, lorsque Pickering s’écria : — Me voilà à moitié chemin, je crois que j’irai !

Depuis une demi-heure, nous n’avions pas échangé une parole, et je lui demandai naturellement : — Où donc veux-tu aller ? — Comme nous arrivions à la Piazetta, il ne put me répondre immédiatement. Je sautai à terre le premier, et, lorsque je me retournai pour lui donner la main, il me répondit :

— À Smyrne.

Il partit le soir même. J’avais soutenu que Mlle Vernor devait être une charmante jeune fille, et six mois plus tard Eugène m’écrivit que Mme Pickering était une charmante jeune femme.

Henry James.