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séance de la chambre des communes du 1er juin 1858 ? « La plus charitable manière d’envisager le projet, s’écria-t-il, le point de vue le plus innocent qu’on puisse adopter à cet égard, c’est, à mon avis, que ce projet est la plus grande duperie qui ait jamais été proposée à la crédulité et à la simplicité des gens de notre pays. » Après avoir mis tout en œuvre pour ameuter l’Europe contre cette grande duperie, l’Angleterre est soupçonnée aujourd’hui de. vouloir accaparer le canal à son profit. La compagnie semble n’éprouver aucune crainte à cet endroit ; non-seulement elle se repose sur l’efficacité des statuts qui la protègent, mais elle se plaît à croire que désormais le gouvernement britannique, devenu son associé, renoncera à nuire aux intérêts des actionnaires-fondateurs ; elle considère comme un fait heureux « cette solidarité puissante qui va s’établir entre les capitaux français et anglais pour l’exploitation purement industrielle et nécessairement pacifique du canal maritime universel. »

Cette solidarité puissante est-elle aussi certaine qu’on le prétend ? François Ier disait de l’empereur Charles-Quint : « Nous nous entendons à merveille, mon frère Charles et moi, car nous voulons la même chose, qui est Milan. » Le tout est de savoir ce qu’on veut faire de Milan. On peut craindre que la bonne intelligence et l’accord du nouvel actionnaire du canal, qui se trouve être le possesseur des Indes, avec ses associés, lesquels ne sont pas tenus de s’intéresser aux Indes autant qu’à leurs dividendes, ne ressemble un peu à l’entente cordiale de Charles-Quint et de François Ier. En théorie tout le monde voudra le bien du canal ; mais dans l’application chacun tirera la couverture à soi. Cependant puisqu’il était écrit au livre des destins que tôt ou tard l’Angleterre prendrait pied à Port-Saïd, il est heureux qu’elle y soit entrée non à coups de canon, mais des billets de banque à la main. Le canon dépossède, les billets de banque parlementent, négocient, transigent, et, dans l’entretien qu’il a eu le 27 novembre avec l’ambassadeur de France à Londres, lord Derby s’est défendu en son nom et au nom de ses collègues de vouloir imposer sa prépotence à la compagnie et d’aspirer à violenter ses décisions. En ce qui concerne d’autres intérêts plus sacrés encore que ceux des actionnaires, à savoir les intérêts commerciaux qui sont communs à toute l’Europe, on peut croire aussi que le peuple qui s’est fait dans le monde le missionnaire de la liberté commerciale et du libre échange ne réglera pas sa conduite sur les inspirations d’une politique léonine. « Si une nation, écrivait M. de Lesseps le 22 mars 1855, quelque puissante qu’elle soit, voulait interdire une grande communication, qui sera de droit la propriété indivise de tous les peuples, elle serait mise au ban de l’opinion publique et finirait par succomber dans ses prétentions. » Lord Derby a déclaré qu’il ne s’opposerait point à ce que l’administration du canal fût dirigée par un syndicat international.