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politique, et n’avait d’autre mobile que l’intérêt commercial. L’Espagne le comprit vite, et aux premières nouvelles du soulèvement tenta de l’arrêter par une ordonnance qui, datée du 17 mai 1810, six jours avant la proclamation de l’indépendance, concédait la liberté commerciale sans restrictions. Il était trop tard : moins d’une semaine après, le vice-roi était en fuite.

Mais ces trois siècles que l’on venait de traverser ne pouvaient par le fait d’une révolution s’effacer de l’histoire ; le mal était profond, tout était à créer. Il fallait changer la tradition, réagir contre cette indolence que les créoles avaient puisée dans les loisirs de la vie pastorale. La destruction des troupeaux avait été si rapide que l’on était passé en quelques années de l’extrême abondance à la crainte de voir disparaître le dernier troupeau. Si nous en croyons les chiffres rapportés par Félix de Azarà dans un mémoire écrit en 1751 et imprimé à Madrid en 1847, il faudrait estimer à 48 millions le nombre des bêtes à cornes qui peuplaient la pampa du Rio-Negro de Patagonie au Rio-Tebicuary du Paraguay. Ces chiffres sont peut-être erronés malgré l’exactitude ordinaire des observations de cet écrivain méticuleux ; mais, quel qu’eût été le nombre du bétail à cette époque, il était assez réduit à la fin du siècle pour qu’on estimât à peine à 6 millions les animaux qui avaient survécu aux battues. Aucun motif du reste n’engageait les habitans à être ménagers de leurs richesses. Au milieu des prohibitions de la loi espagnole, les créoles n’avaient jamais appliqué leur esprit à la recherche des procédés propres à utiliser les produits de leurs troupeaux. Quand était venu en 1795 la première autorisation d’exporter, les moyens manquaient pour en profiter ; les cuirs étaient le seul produit transportable à Buenos-Ayres pour y être embarqué, et encore un bon tiers pourrissait sur place faute de préservatif contre les insectes. Comme ils valaient de 12 à 20 réaux, soit de 7 à 11 francs la pièce livrés à Buenos-Ayres, ce qui, transport déduit, donnait à peine 5 réaux au propriétaire, celui-ci se souciait peu de chercher les moyens de préserver de la corruption une marchandise aussi peu estimée. Ce fut seulement en 1816 que pour la première fois on eut l’idée de plonger dans un bain saturé d’arsenic les cuirs séchés au soleil pour les protéger des mites, et aujourd’hui encore l’on ne procède pas autrement. Quant à la chair des animaux, elle était absolument sans emploi en dehors de la consommation journalière de la population très restreinte ; on allait jusqu’à tuer un bœuf pour en avoir la langue ou tout autre morceau désiré, le reste était abandonné. Une petite quantité de viande était séchée au soleil et expédiée en fût dans de la graisse : c’était le cecino, produit d’une fabrication coûteuse, d’une conservation difficile, auquel on a depuis un siècle tout