Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/436

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien expressif ; il va toujours distrait et rêveur ; mais qu’on ne s’y trompe pas : sous ces dehors modestes, cet homme simple et naïf cache un caractère fortement trempé, et nulle circonstance de sa vie, si pénible et douloureuse qu’elle pût être, ne l’a trouvé au-dessous de l’épreuve. D’ailleurs aujourd’hui plus que ses propres misères, ce qui l’afflige, c’est le malheur de son cher pays. Certes il déteste la guerre civile, cette guerre de Caïns, comme il l’appelle ; il n’a que des paroles de mépris et de colère contre ceux qui, pour satisfaire une ambition coupable, n’ont point craint d’attirer sur leur patrie les plus affreux désastres ; mais il ne peut encore oublier que les Basques sont ses compatriotes. Que dans la presse madrilène une voix justement indignée s’élève pour flétrir l’ingratitude des provinces du nord et réclamer l’abolition des fueros aussitôt après la conclusion de la guerre, Trueba proteste. Dans son patriotisme de clocher, bien excusable du reste, il ne voit pas que la sécurité, l’honneur même de l’Espagne, exigent que les rebelles soient punis ; il veut conserver aux trois sœurs ces vieilles franchises dont elles n’ont pas su jouir prudemment, sans y chercher une arme contre la mère-patrie.

Sans aucun doute l’Espagne, c’est-à-dire les quarante-cinq provinces qui reconnaissent aujourd’hui la monarchie d’Alphonse XII, ne tardera pas à triompher, ne fût-ce que par la force du nombre. Verra-t-on se renouveler alors les scandales de Vergara ? Verra-t-on, libres de tout impôt, exemptés de la conscription, ceux-là mêmes par qui les charges de l’état se sont depuis quatre ans effroyablement accrues et qui de gaîté de cœur ont versé à flots le sang espagnol sur tant de champs de bataille ? Ce serait là préparer les germes d’une nouvelle révolte. Les trois provinces basques, par leur faute, vont être condamnées à rentrer dans la loi commune : le coup, si rude qu’il leur soit, n’a rien qui doive les désespérer ; qu’elles acceptent franchement leur défaite et la paix, qu’elles mettent à profit les avantages de leur position, les ressources inépuisables de leur sol et les mâles vertus qui distinguent leurs populations et que personne ne songe à contester, elles compteront bientôt parmi les contrées les plus fortunées de l’Europe ; pour Trueba, lui-même n’aura pas trop à se plaindre, si, de retour dans ses chères montagnes, rendu à ses travaux d’autrefois, il peut terminer par une heureuse page, au sein d’un pays désormais tranquille et prospère, cette Histoire de la Viscaye entreprise depuis tant d’années et qu’on attend toujours de lui.


L. LOUIS-LANDE.