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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/459

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Il courut à elle, les deux mains étendues, mais elle rejeta les siennes derrière son dos, s’assura par un coup d’œil rapide que personne dans la longue galerie ne pouvait la voir ni l’entendre, puis le regardant d’un air d’audace affectueuse très différent de son ancienne réserve : — J’aurais grande envie de ne pas vous donner la main du tout, dit-elle. Vous venez de passer auprès de moi sur la piazza sans me rien dire, et j’ai dû courir après vous comme bien d’autres pauvres femmes l’ont déjà fait, je suppose.

M. Oakhurst balbutia qu’elle était si changée !

— Une raison de plus pour me reconnaître. Qu’est-ce qui m’a changée ? Vous. Oui, vous m’avez créée à nouveau… J’étais une pauvre créature malade, paralysée, avec une seule robe à mettre ; vous m’avez donné la vie, la santé, la force, la fortune. Vous le savez bien. Et maintenant, monsieur, que dites-vous de votre œuvre ?

Elle prit les deux côtés de sa jupe et lui tira une belle révérence, puis, par un geste d’abandon soudain et apparemment involontaire, lui donna ses deux mains.

Oakhurst était habitué aux avances des femmes, mais ces avances venaient des coulisses, tandis qu’il associait obstinément au charme subtil de Mme Decker une vague idée de cloître. Être accueilli ainsi par une puritaine, n’y avait-il pas de quoi être bouleversé ? Il tenait toujours ses mains, et elle continuait :

— Il fallait venir plus tôt ! Que faisiez-vous à Marysville, à San-José, à Oakland ? Vous voyez que je vous ai suivi. Je vous ai vu descendre le cañon et vous ai reconnu tout de suite, moi ! J’ai lu votre lettre à M. Decker. Je savais que vous viendriez ; mais pourquoi ne m’avoir pas écrit ? Vous m’écrirez un jour. Bonsoir, monsieur Hamilton !

Ces derniers mots s’adressaient à l’homme élégant qui était allé à la rencontre d’Oakhurst avec tant de courage. Mme Decker avait baissé la voix et retiré précipitamment ses mains, pas assez vite cependant pour échapper à l’observation du nouveau-venu qui montait l’escalier. Il la salua en homme bien élevé, fit un signe de tête à Oakhurst et passa ; mais, quand il eut disparu, Mme Decker leva ses yeux candides vers ceux de Jack Oakhurst : — J’aurai tôt ou tard une grande faveur à vous demander.

M. Oakhurst la supplia d’ordonner tout de suite.

— Non, non, pas avant que nous nous connaissions mieux, alors je vous demanderai… de tuer cet homme.

Elle éclata de rire, et ce joli rire sonnait comme une clochette d’argent, et les fossettes se creusaient au coin des lèvres, et une innocente gaîté dansait dans ses yeux bruns. Tout cela fut si gracieux, que M. Oakhurst, qui ne riait presque jamais, se mit à rire aussi ;