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il lui semblait qu’un agneau proposât au renard de faire carnage dans la bergerie.

Un soir, Mme  Decker, assise au milieu du cercle charmé de ses admirateurs sur la piazza de l’hôtel, se leva tout à coup en s’excusant de rentrer chez elle de si bonne heure, refusa de se laisser accompagner par personne, et courut jusqu’à son petit chalet, l’une des constructions de M. Decker, qui s’élevait de l’autre côté de la route. Peut-être n’était-elle pas assez forte encore pour courir si vite, car en entrant dans son boudoir elle était haletante et à deux ou trois reprises appuya la main sur son cœur. En tournant le bec de gaz, ce qui est la mode en ces parages pour se procurer de la lumière, elle fut stupéfaite de voir son mari couché sur le canapé.

— Tu parais avoir bien chaud, Elsie, tu es tout excitée, qu’est-ce ? demanda M. Decker ; souffres-tu ?

Elle avait pâli ; mais la couleur revint à son visage, tandis qu’elle répondait : — Ce n’est rien,… rien qu’une petite douleur ici ! — Et elle appuya de nouveau la main sur son corsage.

— Puis -je faire quelque chose pour te soulager ? demanda M. Decker en se levant, plein de bonne volonté.

— Oui, cours à l’hôtel et apporte-moi un cordial quelconque. Vite !

M. Decker se précipita sur la route. Alors Mme  Decker ferma la porte à clé et tira de son sein la prétendue douleur ; elle était pliée en quatre et de l’écriture d’Oakhurst, je regrette d’avoir à le dire. Le billet fut dévoré par deux yeux enflammés, lu et relu jusqu’à ce qu’un pas eût retenti sous le porche. Alors elle le cacha de nouveau et ouvrit la porte. Son mari entra ; elle but ce qu’il apportait et déclara se trouver mieux.

— Vas-tu retourner là-bas ce soir ? demanda M. Decker d’un air soumis.

— Non, répondit-elle, rêveuse.

— Je n’y retournerais pas, à ta place, dit M. Decker avec un soupir de soulagement. Il se rassit sur le sofa, et attirant sa femme auprès de lui, demanda : — Sais-tu à quoi je pensais quand tu es rentrée, Elsie ?

Elle passa ses doigts blancs dans les gros cheveux noirs de son Joe, et chercha sans trouver.

— Je pensais au vieux temps, Elsie, au jour où je t’ai construit cette vilaine petite voiture, et où je t’emmenais promener, cheval et cocher à la fois. Nous étions pauvres alors, et tu étais malade, Elsie, mais nous étions heureux. Maintenant nous avons de l’argent et une maison, et tu es une tout autre femme, une femme nouvelle, je peux le dire, et c’est là mon chagrin. J’ai pu te construire une