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elle s’assit de nouveau, tranquille, croisa les mains sur ses genoux et répondit : — Pourquoi non ?

Si elle eût reculé, si elle eût montré de la crainte ou du repentir, si elle eût essayé d’une explication, Oakhurst y aurait vu une preuve nouvelle de son crime, mais il n’y a pas de qualité qui subjugue davantage les gens courageux que le courage, et dans sa fureur même, Oakhurst ne put se défendre d’un mouvement d’admiration.

— Pourquoi pas ? reprit-elle souriante, vous m’avez donné la vie, la santé, le bonheur, Jack, et plus que cela, votre amour. Pourquoi ne reprendriez-vous pas ce que vous m’avez donné ? Faites, je suis prête.

Elle lui tendit la main avec la même grâce soumise que le premier jour de leur rencontre à l’hôtel, Jack la regarda pétrifié, puis tombant à genoux, porta les plis de sa robe à ses lèvres fiévreuse. Elle comprit qu’elle venait de remporter une victoire et en profita sur-le-champ sans perdre une seconde ; avec le geste d’une femme outragée, elle se dressa majestueuse et lui montra impérieusement la fenêtre. À son, tour Oakhurst se leva, jeta sur elle un dernier regard, et, sans parler, la quitta pour jamais.

Quand il fut parti, elle referma soigneusement la fenêtre, puis, s’approchant de la cheminée, brûla les lettres l’une après l’autre à la flamme d’une bougie. Loin de moi de faire croire au lecteur que pendant cette opération elle n’était pas troublée ; sa main tremblait, et quelques minutes s’écoulèrent avant que les coins frémissans de sa bouche eussent repris leur sourire ordinaire ; mais, quand son mari rentra, elle s’élança vers lui avec un élan de joie sincère et se blottit contre sa large poitrine avec un sentiment de sécurité qui remua ce brave cœur.

Laissant ces heureux époux aux douceurs de leur foyer, nous retournerons, avec la permission du lecteur, à la recherche de Jack Oakhurst.

Quinze jours se sont écoulés, il vient de rentrer chez lui à Sacramento, et s’assoit à la table de pharaon avec ses façons d’autrefois.

— Comment est votre bras ? lui demande un joueur imprudent.

Un sourire général suit cette question, mais s’efface sur tous les visages quand Jack, toisant son interlocuteur, répond froidement : — Il me gêne un peu pour donner les cartes, mais je tire aussi bien de la main gauche.

Et le jeu continue avec le décorum silencieux qui caractérise d’ordinaire la table présidée par M. Oakhurst.

Bret Harte.