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plus que la France s’il est possible, un pays où l’intelligence est centralisée : en province, on ne suit que de bien loin l’impulsion donnée par la capitale. Aussi cet exil dut-il coûter beaucoup à notre poète ; mais il ne dura pas longtemps. La mort du vieux pasteur ayant deux ans plus tard rendu la liberté à son fils, celui-ci s’empressa de revenir à Copenhague pour reprendre ses études. Les années qui suivirent furent les plus occupées de sa vie. Les théories religieuses qu’il devait plus tard compléter et coordonner étaient alors en état d’incubation dans son esprit : on pouvait déjà les pressentir dans les sermons que, sans être attaché officiellement à aucune église, il prononçait chaque semaine devant un nombreux auditoire attiré par sa réputation d’éloquence. Cependant il poursuivait sans relâche ses travaux profanes : il traduisait les historiens Snorre et Saxo Grammaticus, et préparait les matériaux d’une vaste Histoire universelle, publiée vers 1835, œuvre de philosophie autant que d’érudition, et l’un des plus beaux monumens littéraires dont le Danemark lui soit redevable.

Les préoccupations religieuses n’étouffèrent pas non plus son ardeur poétique : il fit des vers jusque dans son extrême vieillesse sans que jamais cette faculté s’éteignît en lui. Il avait du reste une idée de la poésie qui s’alliait à merveille avec le rôle de pontife qu’il remplissait dans son église. « Dieu, dit-il quelque part, a-t-il pourvu le poète d’un œil limpide et clairvoyant, de hautes et profondes aspirations et d’un doux son de voix, pour qu’avec des rêveries sans fondement il égare l’esprit des peuples ? .. pour qu’il mélange la lumière avec les ténèbres, le faux avec le vrai, et qu’il conduise à leur perte les âmes sensibles à ses chants ? » La mission du scalde est, pour Grundtvig, une mission divine et comme un sacerdoce. Aussi chantait-il pour épurer les âmes, les rendre accessibles aux grandes et nobles pensées, les détacher du terre-à-terre de la vie pratique, et les initier à l’amour de Dieu et de la patrie, — deux sentimens inséparables pour lui. Parmi les pièces de vers qui parurent sous son nom, un grand nombre devinrent bientôt si populaires en Danemark que l’auteur eût pu s’appliquer le volito vivù per ora virum du vieux poète latin. Les grands hommes du pays, les glorieux anniversaires, les fêtes religieuses, les légendes chrétiennes et païennes, le passé et le présent des Scandinaves, défilent dans ses chansons et ses ballades, où Odin et le Christ, Lokis et Satan, les ases et les apôtres, les héros des sagas et les guerriers modernes, sont bizarrement rapprochés et confondus. Son œuvre poétique rappelle ce ruisseau enchanté qu’il peint dans une ode de sa jeunesse : « Je sais un ruisseau merveilleux qui coule à travers la campagne. Tout ce qui repose sous la terre se mire dans ses