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langage lui étaient bonnes pour attirer le roi devant les juges et lui demander des comptes au nom de la reine. À bon entendeur, salut ! En Angleterre et dans toute l’Europe il y avait de fines oreilles auxquelles suffisait un demi-mot. Ce qu’il n’était pas libre d’exprimer clairement, il le suggérait tout bas aux esprits attentifs. Sous la plaidoirie publique on lisait entre les lignes la plaidoirie secrète. Un jour qu’il s’était efforcé de réduire l’affaire à un procès de divorce, le procureur-général déclara au nom du gouvernement que son adversaire essaierait en vain de dénaturer la cause : il ne s’agissait pas des plaintes d’un mari contre sa femme, il s’agissait de l’état, de l’honneur et du salut de l’état. Brougham va-t-il renoncer à mettre le roi en cause ? Pas le moins du monde. Seulement il redoublera d’adresse, et le sarcasme à demi caché n’en sera que plus cruel. Au moment même où il a l’air de se rendre aux observations du procureur-général, il lui adresse une question terriblement embarrassante. « D’après l’assertion de mon savant ami, dit-il, je suis obligé de croire que le gouvernement n’a pas proposé ce bill pour complaire aux désirs personnels du roi, et que sa majesté, regardant tout ceci avec indifférence, demande seulement que la justice suive son cours. Mais alors quel est donc le poursuivant ? quel est donc cet être mystérieux ? » Et tout à coup, armé d’une citation de Milton, il la lance avec tant d’adresse que la flèche d’or, sifflant par-dessus les ministres, s’en va frapper la couronne même :

De quel nom le nommer, cet être ? Il est sans corps,
Sans appareil vivant, sans forme, sans figure ;
Il n’a rien d’arrêté, ni membre, ni jointure.
Nulle substance enfin. C’est un fantôme alors.
Il porte, spectre vain qu’un nuage environne,
Sur son semblant de tête un semblant de couronne.

Si Brougham a voulu découronner un instant l’odieux George IV, aucun trait ne pouvait porter plus juste. L’effet de la citation fut immense. Ce semblant de couronne sur ce semblant de tête[1] rappelait à tous le danger que la conduite du roi faisait courir, non pas à la royauté elle-même, mais à la dynastie de Hanovre. Les courtisans du roi étaient irrités ; quelques-uns des lords, en sortant de la séance, reprochaient au lord-chancelier de ne pas avoir retiré la parole à l’audacieux. D’autres prononçaient le mot de lèse-majesté ; la chambre, à les entendre, aurait dû l’envoyer à la Tour de Londres. « Il est vrai, dit ingénument lord Campbell, que cette mesure n’aurait servi qu’à le rendre plus populaire. »

Au reste, les deux adversaires du grand avocat, M. Gifford et

  1. What seems his head
    The likeness of a kingly crown has on.
    (Milton, the Paradise lost, book II, v. 60.)