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saurait plus dire si le type original est à Londres ou à la Haye. Bref, c’est une ville à voir, parce qu’elle a beaucoup de dehors, mais dont le dedans vaut encore mieux que le dehors, car elle contient en outre beaucoup d’art caché sous ses élégances et qu’elle possède de merveilleux tableaux.

Aujourd’hui je me suis fait conduire à Scheveninguen. La route est une allée couverte, étroite et longue, percée en ligne directe au cœur des bois. Il y fait frais et noir, quels que soient l’ardeur du ciel et le bleu de l’air. Le soleil vous quitte à l’entrée et vous ressaisit au débouché. Le débouché, c’est déjà le revers des dunes : un vaste désert onduleux, clair-semé d’herbes maigres et de sables, comme il s’en trouve aux abords des grandes plages. On traverse le village, on voit les casinos, les palais de bains, les pavillons princiers, pavoises aux couleurs et aux armes de Hollande ; on gravit la dune, assez lourdement on la descend pour gagner la plage. On a devant soi, plate, grise, fuyante et moutonnante, la Mer du Nord. Qui n’est allé là ou n’a vu cela ? On pense à Ruysdael, à Van-Goyen, à Van de Velde. On retrouve aisément leur point de vue. Je vous dirais, comme si leur trace y restait imprimée depuis deux siècles, la place exacte où ils se sont assis : la mer est à gauche, la dune échelonnée s’enfonce à droite, s’étage, diminue et rejoint mollement l’horizon tout pâlot. L’herbe est fade, la dune est pâle, la grève incolore, la mer laiteuse, le ciel soyeux, nuageux, extraordinairement aérien, bien dessiné, bien modelé et bien peint, comme on le peignait autrefois. Même à marée haute, la plage est interminable. Comme autrefois, les promeneurs y font des taches douces ou vives, toutes piquantes. Les noirs y sont pleins, les blancs savoureux, simples et gras. La lumière est excessive, et le tableau est sourd ; rien n’est plus diapré, et l’ensemble est morne. Le rouge est la seule couleur vivace qui conserve son activité dans cette gamme étonnamment assoupie, dont les notes sont si riches, dont la tonalité reste si grave. Il y a des enfans qui jouent, piétinent, vont au flot, font des ronds et des trous dans le sable, des femmes parées en tenue légère, beaucoup de frou-frou blancs, nuancés de bleu pâle ou de rose attendri, mais pas du tout comme on les peint de nos jours, et plutôt comme il conviendrait de les peindre sagement, sobrement, si Ruysdael et Van de Velde étaient là pour nous conseiller. Des bateaux mouillés près du bord, avec leurs fins agrès, leur mâture noire, leurs coques massives, rappellent trait pour trait les anciens croquis teintés de bistre des meilleurs dessinateurs de marines, et quand une cabine roulante vient à passer, on songe au carrosse à six chevaux gris pommelés du prince d’Orange. Souvenez-vous de quelques tableaux naïfs de l’école hollandaise, et vous connaissez Scheveninguen ; il est ce qu’il était. La vie moderne en