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dans les hypothèses qui visent à la simple probabilité, en attendant la certitude qui découle de l’évidence. Darwin lui-même, malgré ses efforts pour supprimer les causes finales dans la conception des phénomènes naturels, cède très souvent à cette tendance des meilleurs esprits à admettre un fait sur de simples présomptions logiques. Seulement, à côté du puissant remueur d’idées, du théoricien hardi, du novateur audacieux, il y a chez l’auteur de l’Origine des espèces l’observateur exact, l’expérimentateur patient à qui l’on doit les admirables recherches sur la fécondation croisée des plantes et sur les plantes carnivores. Qu’on discute loyalement ou avec passion la valeur de ses théories, ni les anathèmes, ni les dédains ne lui raviront ce mérite éminent de chercheur aussi infatigable qu’ingénieux.


II. — la dionée.


Sous ce nom poétique de dionæa (Vénus Dionée ou fille de Jupiter), le naturaliste anglais Ellis fit connaître vers 1768, en l’envoyant à Linné, une plante étrange entre toutes. Il l’avait reçue en 1765 de son correspondant américain Pierre Collinson, qui la tenait lui-même du voyageur John Bartram, botaniste du roi à Philadelphie, un des premiers et des plus habiles explorateurs de la flore des États-Unis. Linné, qui connaissait tant de plantes, proclama la dionée la plus merveilleuse de toutes ; miraculum naturæ, écrit-il dans son style enthousiaste. Ce n’est pas sur un exemplaire sec qu’il pouvait ainsi le juger ; mais, Ellis, empruntant sans doute à ses amis d’Amérique, le récit des faits et gestes de cette plante animée, avait pu lui en décrire les singularités les plus saillantes. Qu’on se figure une herbe à feuilles toutes radicales, étalées en rosette sur le sol et portant chacune au bout d’un pétiole dilaté en aile un limbe à deux lobes arrondis bordés de larges cils presque épineux et susceptibles de se rabattre l’un vers l’autre en se fermant comme les deux valves d’un piège à loup dont la nervure médiane serait la charnière. Sur chaque valve, à la face supérieure du limbe, trois pointes ou filamens à peine visibles sont disposées en triangle de façon à se trouver aisément sur le passage d’un insecte parcourant la feuille. Que l’insecte effleure une de ces pointes, à l’instant, comme par un invisible ressort, les deux valves se rapprochent et croisent les cils raides de leurs bords qui forment barrière autour de l’insecte captif. Celui-ci, parfois très robuste, se débat et s’épuise en vains efforts. Ellis trace de ce petit drame un tableau tragique dans lequel les pointes imperceptibles du limbe ne seraient rien moins que des poignards donnant le coup de grâce à la victime, à peu près comme dans certains récits du moyen âge