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comme un morceau de premier intérêt. Il y découvre des arabesques qui continuent celles du sujet, y dispose des taches, en fait descendre la lumière et ne l’y met qu’en cas de nécessité. Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde jamais un objet sans observer le point correspondant de l’atmosphère et parcourt ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision. Loin de se perdre en analyses, constamment il synthétise et résume. Ce que la nature dissémina, il le concentre en un total de lignes, de couleurs, de valeurs, d’effets. Il encadre tout cela dans sa pensée comme il veut que cela soit encadré dans les quatre angles de sa toile. Son œil a la propriété des chambres noires : il réduit, diminue la lumière et conserve aux choses l’exacte proportion de leurs formes et de leur coloris. Un tableau de Ruysdael, quel qu’il soit, — les plus beaux bien entendu sont les plus significatifs, — est une peinture entière, pleine et forte, en son principe, grisâtre en haut, brune ou verdâtre en bas, qui s’appuie solidement des quatre coins aux cannelures chatoyantes du cadre, qui paraît obscure de loin, qui se pénètre de lumière quand on s’en approche, belle en soi, sans aucun vide, avec peu d’écarts, comme qui dirait une pensée haute et soutenue, et pour langage une langue du plus fort tissu. J’ai ouï dire que rien n’était plus difficile à copier qu’un tableau de Ruysdael et je le crois, comme il n’est rien de plus difficile à imiter que la façon de dire des grands écrivains de notre XVIIe siècle français. Ici comme là c’est le même tour, le même style, un peu le même esprit, je dirais presque le même génie. Je ne sais pourquoi j’imagine que, si Ruysdael n’avait pas été Hollandais et protestant, il aurait été de Port-Royal.

Vous remarquerez à La Haye et à Amsterdam deux paysages qui sont l’un en grand, l’autre en petit, la répétition du même sujet. La petite toile est-elle l’étude qui a servi de texte à la plus grande ? Ruysdael dessinait-il ou peignait-il d’après nature ? S’inspirait-il ou copiait-il directement ? C’est là son secret, comme à la plupart des maîtres hollandais, sauf peut-être Van de Velde, qui certainement a peint en plein air, a excellé dans les études directes, et qui dans l’atelier perdait beaucoup de ses moyens, quoi qu’on en dise. Toujours est-il que ces deux œuvres sont charmantes et démontreraient ce que je viens de dire des habitudes de Ruysdael. C’est une vue prise à quelque distance d’Amsterdam, avec la petite ville de Harlem noirâtre, bleuâtre, pointant à travers des arbres et perdue, sous le vaste ondoiement d’un ciel nuageux, dans les buées pluvieuses d’un mince horizon ; en avant, pour unique premier plan, une blanchisserie à toits rougeâtres, avec une lessive étendue à plat sur des prés. Rien de plus naïf et de plus pauvre comme point de départ,