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rien de plus vrai non plus. Il faut voir cette petite toile, haute de 1 pied 8 pouces, pour apprendre d’un maître qui ne craignit jamais de déroger, parce qu’il n’était pas homme à descendre, comment on relève un sujet quand on est soi-même un esprit relevé, comment il n’y a pas de laideurs pour un œil qui voit beau, pas de petitesses pour une sensation grande, en un mot ce que devient l’art de peindre quand il est pratiqué par un noble esprit.

La Vue d’une rivière, du musée Van-der-Hoop, est la dernière expression de cette manière hautaine et magnifique. Ce tableau serait encore mieux nommé le Moulin à vent, et sous ce titre il ne permettrait plus à personne de traiter sans désavantage un sujet qui, sous la main de Ruysdael, a trouvé son expression typique incomparable. En quatre mots, voici quelle est la donnée : un coin de la Meuse probablement ; à droite un terrain étage avec des arbres, des maisons, et pour sommet le noir moulin, ses bras au vent, montant haut dans la toile ; une estacade contre laquelle vient onduler assez doucement l’eau du fleuve, une eau sourde, molle, admirable ; un petit coin d’horizon perdu, très ténu et très ferme, très pâle et très distinct, sur lequel s’enlève la voile blanche d’un bateau, une voile plate, sans aucun vent dans sa toile, d’une valeur douce et tout à fait exquise. Là-dessus un grand ciel chargé de nuages avec des trouées d’un azur effacé, des nuées grises montant directement en escalade jusqu’au haut de la toile ; pour ainsi dire pas de lumière nulle part dans cette tonalité puissante, composée de bruns foncés et de couleurs ardoisées sombres ; une seule lueur au centre du tableau, un rayon qui de toute distance vient comme un sourire éclairer le disque d’un nuage. Grand tableau carré, grave (il ne faut pas craindre d’abuser du mot avec Ruysdael), d’une extrême sonorité dans le registre le plus bas, et mes notes ajoutent merveilleux dans l’or. Au fond, je ne vous le signale et n’y insiste que pour arriver à cette conclusion, qu’outre le prix des détails, la beauté de la forme, la grandeur de l’expression, l’intimité du sentiment, c’est encore une tâche singulièrement imposante à la considérer comme simple décor.

Voilà tout Ruysdael : de hautes allures, peu de charme, sinon par hasard, un grand attrait, une intimité qui se révèle à mesure, une science accomplie, des moyens très simples. Imaginez-le conforme à sa peinture, tâchez de vous représenter sa personne à côté de ses tableaux, et vous aurez, si je ne me trompe, la double image très concordante d’un songeur austère, d’une âme chaude, d’un esprit laconique et d’un taciturne. J’ai lu quelque part, tant il est évident que le poète se révèle à travers les retenues de la forme et maigre la concision de son langage, que son œuvre avait le caractère d’un poème élégiaque en une infinité de chants. C’est beaucoup dire quand on songe au peu de littérature que comporte un