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méchantes. On dit que les femmes d’origine souabe ne résistent guère aux tentations illégitimes, et que c’est encore là un souvenir de la première patrie. Les superstitions de ces fils de colons sont celles de la Souabe, d’où leurs pères ont rapporté leurs livres magiques ou prophétiques, parmi lesquels l’Albert le Grand, ou les secrets sympathiques et naturels de l’Égypte, dûment conservés et approuvés, pour bêtes et gens. Le patois souabe est demeuré la langue de leur foyer, celle des chansons licencieuses qu’ils chantent à de certaines fêtes, sur la pelouse des danses, ou devant la maison de la bien-aimée. Le maître d’école s’irrite contre « cette affreuse langue, » contre ce Schwoabsch, comme il le dit en parodiant la lourde prononciation des Wurtembergeois ; mais ceux-ci persistent dans leurs habitudes, et, s’ils ont quelque secret à se dire devant des étrangers, ils parlent hardiment tout haut dans leur vieil idiome : le maître d’école lui-même n’y comprend rien.

À quelques minutes de Berlin se trouve un village qui offre à la curiosité de l’historien les plus intéressantes observations. Ce village, qu’on appelle Rixdorf, n’a pas moins de 7,000 habitans ; une partie est habitée par des Allemands, l’autre par des Bohémiens. Ceux-ci sont divisés en plusieurs communautés religieuses, celles des calvinistes, des luthériens et des frères bohèmes. Reste des hussites, persécutés partout, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur la terre hospitalière du Brandebourg, les derniers ont conservé le souvenir de l’ancienne patrie aussi présent que s’ils y étaient arrivés hier. Ils vivent entre eux, formant une sorte de petite république dont les lois morales sont sévères, car toutes sortes de plaisirs, la danse et même le jeu de cartes, y sont interdits ; contre les délinquans il y a une série de peines, la remontrance du pasteur, la citation devant « les anciens, » la sommation de s’amender, l’exclusion temporaire de la table sainte, enfin l’exclusion de la communauté même. Les frères bohèmes parlent l’allemand, et leurs pasteurs par ordre des rois prêchent en cette langue ; mais ils n’ont point oublié le bohémien, qu’ils parlent à la maison et qui a place dans l’enseignement de l’école. C’est dans le texte bohémien qu’ils lisent la Bible ; les psaumes sont écrits et chantés dans les deux langues, et, la nuit de Noël, après la prière, qui est faite en allemand, on entend tout à coup retentir le Cas rodosti, hymne bohémien à trois strophes, dont la vieille mélodie, originale et saisissante, remplit d’émotion l’âme des assistans. Longtemps les frères bohèmes n’ont pu s’entendre avec la communauté des calvinistes, ni avec celle des luthériens qui, elles-mêmes, ne s’accordaient pas entre elles. Ces trois membres exilés d’une même famille étaient fort animés les uns contre les autres, se querellant, s’injuriant, se comparant à diverses bêtes de l’Apocalypse. Il a bien fallu pourtant