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la Prusse contre l’Allemagne, Rome s’est-elle jamais vantée d’avoir vécu et travaillé pour l’Italie ? Elle a vécu de l’Italie, et non pour l’Italie, comme la Prusse a vécu de l’Allemagne et non pour l’Allemagne.

M. Belleim-Schwarzbach aurait mieux fait de s’étendre, dans cette préface, sur la comparaison qu’il a faite entre la Prusse et « un organisme vivant, » et de retracer avec la froideur d’un savant l’histoire de cet organisme guidé par le besoin de vivre, attirant à lui, pour se les assimiler, tous les élémens nécessaires à son existence, croissant lentement, en un climat et sur un terrain médiocre, subissant des crises affreuses, mais se refaisant toujours, comme l’arbre refait sa branche arrachée par l’ouragan, puis après avoir franchi sa laborieuse adolescence, étonnant le monde par le déploiement subit de forces lentement et patiemment acquises. Bien juste est cette métaphore empruntée au monde physique, pour être appliquée à un état dont aucune loi morale n’a entravé les progrès. » Un moment, l’écrivain avoue que Frédéric, pour attirer des colons en Silésie, « n’a pas rougi d’employer la dissimulation, la ruse, la force ouverte, que souvent peut-être il ne s’est pas assez préoccupé du choix des moyens et n’a point connu de scrupules ! » Il eût pu ajouter que les Hohenzollern ont annexé des provinces, comme ils ont annexé des colonies, reculé leurs frontières, comme ils ont accru la population de leurs états, avec ce mépris parfait des organismes faibles, que professent dans la nature les organismes forts. Enfin il avait qualité pour mêler quelques conseils à l’enthousiasme qu’il professe pour l’état des Hohenzollern. A la fin de son livre, il reproche au roi Frédéric-Guillaume II d’avoir pris trop de Pologne d’un coup, au lieu d’imiter la discrétion de Frédéric le Grand, qui, s’étant contenté d’un morceau plus petit, se l’est mieux approprié. Que pense-t-il donc du prodigieux accroissement de la Prusse contemporaine ? S’il est conséquent avec lui-même, il doit craindre que le Palatinat et la Souabe ne se plient point aussi aisément au système prussien qu’ont fait les Palatins et les Souabes transportés par petites troupes au-delà de l’Elbe, et dont le patois résiste pourtant encore aux colères du maître d’école prussien. Les forts sont exposés à deux sortes de dangers : trouver plus fort que soi, — la Prusse n’en est pas là, — mais aussi abuser de la force, faire, comme on dit, des excès, d’où vient le malaise, avant-coureur de la maladie, puis la maladie elle-même. Celle-ci arrive quelquefois très tard, mais elle arrive. Tout organisme vivant est, par loi de nature, un organisme mortel.


ERNEST LAVISSE.