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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/125

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plus discuté, plus raisonné et naturellement plus déraisonné. Ce n’est pas qu’il ravisse également tous ceux qu’il a passionnés; mais certainement il n’est personne, au moins parmi les écrivains d’art, dont par ses mérites et par sa bizarrerie, la Ronde de nuit n’ait plus ou moins troublé le clair bon sens. Depuis son titre, qui est une erreur, jusqu’à son éclairage, dont on vient à peine de trouver la clé, on s’est plu je ne sais pourquoi à mêler toute sorte d’énigmes à des questions techniques qui ne me semblent pas si mystérieuses que cela, pour être un peu plus compliquées qu’ailleurs. Jamais, la Chapelle Sixtine exceptée, on n’a apporté moins de simplicité, de bonhomie, de précision dans l’examen d’une œuvre peinte; on l’a vantée sans mesure, admirée sans dire bien nettement pourquoi, un peu discutée, mais très peu, et toujours comme avec tremblement. Les plus hardis la traitant comme un mécanisme indéchiffrable, en ont démonté, examiné toutes les pièces, et n’ont pas beaucoup mieux révélé le secret de sa force et de ses évidentes faiblesses. Un seul point les a tous mis d’accord, ceux que l’œuvre transporte et ceux qu’elle choque, c’est que, parfaite ou non, la Ronde de nuit appartient à ce groupe sidéral où l’universelle admiration a rapproché comme autant d’étoiles quelques œuvres d’art quasi célestes! On est allé jusqu’à dire que la Ronde de nuit est une des merveilles du monde : one of the wonders of the world, et de Rembrandt, qu’il est le plus parfait coloriste qui ait jamais existé : the most perfect colourist that ever existed, — autant d’exagérations ou de contre-vérités dont Rembrandt n’est pas responsable, et qui certainement auraient offusqué ce grand esprit réfléchi et sincère, car mieux que personne il savait bien qu’il n’avait rien de commun avec les coloristes pur-sang auxquels on l’oppose, ni rien à voir avec la perfection telle qu’on l’entend.

En deux mots, pris dans son ensemble, — et un tableau même exceptionnel ne saurait déranger la rigoureuse économie de ce fort génie, — Rembrandt est un maître unique en son pays, dans tous les pays de son temps, dans tous les temps : coloriste, si l’on veut, mais à sa manière; dessinateur, si l’on veut encore, mais comme personne, mieux que cela peut-être, mais il faudrait le prouver; très imparfait, si l’on pense à la perfection dans l’art d’exprimer de belles formes et de les bien peindre avec des moyens simples; admirable au contraire par des côtés cachés, indépendamment de sa forme, de sa couleur, dans son essence; incomparable alors en ce sens littéral qu’il ne ressemble à personne, et qu’il échappe aux comparaisons mal entendues qu’on lui fait subir, et en ce sens aussi que sur les points délicats où il excelle, il n’a pas d’analogue et, je le croirais, pas de rival.