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jeté dans la montagne ou a passé en Herzégovine pour former des bandes. Il ne reste que les vieillards, les femmes et les enfans. Ce sont des vieilles au chef branlant, des jeunes filles aux longs cheveux nattés, le front et le cou chargés de médailles d’argent et de pièces de monnaie, coiffées de pagnes blancs constellés de broderies et drapées dans des haillons colorés. Un beau pope, jeune, de haute taille, à la face hâve, émaciée, à la longue barbe noire, coiffé d’un bonnet d’astrakan d’où s’échappent de longs cheveux dont les mèches retombent sur ses épaules, et tout entier enveloppé dans une longue pelisse fourrée, va d’un groupe à l’autre, son bâton en forme de crosse à la main, essayant de mettre un peu de discipline dans tout ce désordre et interpellant chacun par son nom.

On a allumé de distance en distance des grands feux de bois mouillés qui luttent contre l’humidité du sol, et à chaque pas, dans ce campement pitoyable enveloppé dans le brouillard, on heurte du pied des groupes étendus à terre, inertes comme des ballots, et qui disparaissent sous des étoffes en lambeaux. Traversant ces crises solennelles avec l’insouciance de leur âge, des enfans aux longs cheveux blonds, aux grands regards fixes, jouent, empilés les uns sur les autres, à demi-nus dans l’herbe, tandis que leurs mères allaitent leurs derniers-nés ou les portent enveloppés sur leur dos. Quelques femmes, paisibles et comme désintéressées de ce qui se passe, filent leur grande quenouille à palette plate pailletée d’argent.

Il y a là aussi rassemblés de 1,000 à 1,200 animaux de toute sorte. Peu préparés que nous étions à ce spectacle, nous avons cru tout d’abord à quelque marché périodique ou à quelque foire ambulante, mais nous trouvons dans le champ une escouade de uhlans autrichiens commandés par un maréchal-des-logis : les cavaliers ont mis pied à terre, la lance à la main, la bride passée au bras et les chevaux sellés; ils se chauffent autour d’un grand feu. L’un d’eux qui est des environs de Fiume nous raconte que, pendant qu’ils faisaient leur ronde, aux premières lueurs du jour, les émigrans ont franchi le fleuve. Comme les uhlans ont pour consigne de faire la patrouille le long de la Unna, ils se sont arrêtés, puis, détachant une estafette pour prévenir leur capitaine, ils ont assisté au mouvement et l’ont même dirigé.

L’alerte à laquelle nous avons assisté sans la comprendre était produite par un nouveau passage : tout un village était resté en arrière; dans le brouillard, les fugitifs viennent d’être surpris par les patrouilles de bachi-bozouks qui, faisant la ronde en territoire turc, ont tiré les coups de feu que nous avons entendus. Le passage s’effectue encore, et toute cette foule est tremblante; j’échange quelques