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une émotion de cette nature, une telle ingénuité dans la manière de sentir, quelque chose en un mot qui soit aussi délicat à concevoir, aussi délicat à dire, et qui soit dit en termes ou plus originaux, ou plus exquis, ou plus parfaits.

On pourrait jusqu’à un certain point définir ce qui fait la perfection d’Holbein, ou même l’étrange beauté de Léonard. On dirait à peu près, grâce à quelle attentive et forte observation des traits humains le premier doit l’évidence de ses ressemblances, la précision de sa forme, la clarté et la rigueur de son langage. Peut-être soupçonnerait-on dans quel monde idéal des hautes formules ou des types rêvés Léonard a deviné ce que devait être en soi la Joconde et comment de cette conception première il a tiré le regard de ses Saint Jean et de ses Vierges. On expliquerait avec moins de peine encore les lois du dessin chez les imitateurs hollandais. Partout la nature est là pour les enseigner, les soutenir, les retenir, et pour assister leur main aussi bien que leur œil. Mais Rembrandt? Si l’on cherche son idéal dans le monde supérieur des formes, on s’aperçoit qu’il n’y a vu que des beautés morales et des laideurs physiques. Si l’on cherche ses points d’appui dans le monde réel, on découvre qu’il en exclut tout ce qui sert aux autres, qu’il le connaît aussi bien, ne le regarde qu’à peu près, et que, s’il l’adapte à ses besoins, il ne s’y conforme presque jamais. Cependant il est plus naturel que personne, tout en étant moins près de la nature, plus familier, tout en étant moins terre à terre, plus trivial et tout aussi noble, laid dans ses types, extraordinairement beau par le sens des physionomies, moins adroit de sa main, c’est-à-dire moins couramment et moins également sûr de son fait, et cependant d’une habileté si rare, si féconde et si ample qu’elle peut aller du Samaritain aux Syndics, du Tobie à la Ronde de nuit, de la Famille du menuisier au Portrait de Six, aux portraits des Martin Daey, c’est-à-dire du pur sentiment à l’apparat presque pur et de ce qu’il y a de plus intime à ce qu’il y a de plus superbe.

Ce que je vous dis à propos du Samaritain, je le dirais du Tobie; je le dirai à plus forte raison des Disciples d’Emmaüs, une merveille un peu trop perdue dans un coin du Louvre et qui peut compter parmi les chefs-d’œuvre du maître. Il suffirait de ce petit tableau de pauvre apparence, de mise en scène nulle, de couleur terne, de facture discrète et presque gauche, pour établir à tout jamais la grandeur d’un homme. Sans parler du disciple qui comprend et joint les mains, de celui qui s’étonne, pose sa serviette sur la table, regarde droit à la tête du Christ et dit nettement ce qu’en langage ordinaire on pourrait traduire par une exclamation d’homme stupéfait, — sans parler du jeune valet aux yeux noirs qui apporte un plat et ne voit qu’une chose, un homme qui allait manger,