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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/276

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ne mange pas et se signe avec componction, — on pourrait de cette œuvre unique ne conserver que le Christ, et ce serait assez. Quel est le peintre qui n’a pas fait un Christ, à Rome, à Florence, à Sienne, à Milan, à Venise, à Bâle, à Bruges, à Anvers? Depuis Léonard, Raphaël et Titien jusqu’à Van-Eyck, Holbein, Rubens et Van-Dyck, comment ne l’a-t-on pas déifié, humanisé, transfiguré, montré dans son histoire, dans sa passion, dans la mort? Comment n’a-t-on pas raconté les aventures de sa vie terrestre, conçu les gloires de son apothéose? L’a-t-on jamais imaginé ainsi : pâle, amaigri, assis de face, rompant le pain comme il avait fait le soir de la Cène, dans sa robe de pèlerin, avec ses lèvres noirâtres où le supplice a laissé des traces, ses grands yeux bruns, doux, largement dilatés et levés vers le ciel, avec son nimbe froid, une sorte de phosphorescence autour de lui qui le met dans une gloire indécise, et ce je ne sais quoi d’un vivant qui respire et qui certainement a passé par la mort. L’attitude de ce revenant divin, ce geste impossible à décrire, à coup sûr impossible à copier, l’intense ardeur de ce visage, dont le type est exprimé sans traits et dont la physionomie tient au mouvement des lèvres et au regard, — ces choses inspirées on ne sait d’où et produites on ne sait comment, tout cela est sans prix. Aucun art ne les rappelle, personne avant Rembrandt, personne après lui ne les a dites.

Trois des portraits signés de sa main et que possède notre galerie sont de même essence et de même valeur : son Portrait (numéro 413 du catalogue), le beau buste de Jeune homme aux petites moustaches, aux longs cheveux (numéro 417), et le Portrait de femme (numéro 419), peut-être celui de Saskia à la fin de sa courte vie. Pour multiplier les exemples, c’est-à-dire les témoignages de sa souplesse et de sa force, de sa présence d’esprit quand il rêve, de sa prodigieuse lucidité quand il discerne l’invisible, il faudrait citer la Famille du menuisier, où Rembrandt se jette en plein dans le merveilleux de la lumière, cette fois en toute réussite, parce que la lumière est dans la vérité de son sujet, et surtout les Deux Philosophes, deux miracles de clair-obscur que lui seul était capable d’accomplir sur ce thème abstrait : la Méditation.

Voilà, si je ne me trompe, dans quelques pages, non pas les plus célèbres, un exposé des facultés uniques et de la belle manière de ce grand esprit. Notez que ces tableaux sont de toutes les dates et que par conséquent il n’est guère possible d’établir à quel moment de sa carrière il a été le plus maître de sa pensée et de son métier, en tant que poète. Il est positif qu’à partir de la Ronde de nuit il y a dans ses procédés matériels un changement, quelquefois un progrès, quelquefois seulement un parti-pris, une habitude nouvelle; mais le vrai et le profond mérite de ses ouvrages n’a presque rien