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kami. Le temple prend alors l’aspect d’un champ de foire; les petites boutiques en plein vent, les maisons de thé faites de quelques châssis mobiles, les montreurs de bêtes, les marchands d’amulettes, les diseurs de bonne aventure prennent possession de tous les abords du temple. On y donne, sur une estrade disposée à l’avance, une représentation burlesque dont le sens symbolique échappe absolument aux spectateurs, et pendant plusieurs jours de suite la foule s’amuse « à brides avallées. » C’est ce qu’on appelle « un matsuri. » Les plus fêtés sont ceux où les idoles, revêtues des plus brillantes parures, sortent montées sur des chars à bœufs ou traînées à bras d’homme, accompagnées d’un orchestre de tambours, de gongs, et parcourent les rues de la ville au milieu d’un long cri poussé à pleins poumons sur une seule note de tête par 300 personnes depuis le lever du jour jusqu’au coucher du soleil. Il semble qu’on soit transporté au milieu des ambarvalia, des Lupercales ou des mystères de Cybèle, et si jamais l’antiquité a pu prendre aux yeux d’un moderne un caractère de réalité frappant, c’est en présence de ces exhibitions plébéiennes auxquelles il ne manque que les sacrifices solennels pour compléter la ressemblance. Quelquefois les dieux se déplacent pour plusieurs semaines et viennent dans un temple provisoire recevoir les hommages ou plutôt présider aux amusemens de la foule; pendant ce temps, ils sont censés absens de leur séjour habituel. Au mois de mars 1873, faisant une excursion à quelques journées d’Yeddo, je m’étonnais de ne pas obtenir d’œufs dans un premier, puis dans un second village; j’appris à la fin que Fudo-sama, patron de tout le district, était en villégiature à Yeddo pour quarante jours et que tous les œufs du pays devaient lui être portés sans exception. Voilà un carême bien rigoureux et qui, par une coïncidence bizarre, tombe juste à l’époque du nôtre.

Plus que toutes ces cérémonies, aujourd’hui tant soit peu négligées et peu encouragées par l’état, ce qui donne au Japon religieux son originalité, ce sont les pèlerinages aux lieux célèbres. Chaque dieu a sa contrée de prédilection, sa patrie pour ainsi dire, où il est d’usage pour ses adorateurs de se rendre à des époques marquées. Ces excursions, qui ont le mérite d’être exemptes de toute pensée politique, ne sont pas toujours dépourvues d’une pensée pieuse; mais avant tout elles répondent aux goûts voyageurs des Japonais, à leur curiosité des beautés naturelles et à la facilité de la vie en voyage pour qui n’a d’autre bagage que son bâton, un vaste chapeau de paille et un morceau de papier huilé en guise de parapluie. Le plus renommé de ces pèlerinages est celui d’Isé, où l’on va admirer le plus ancien des temples du shinto et d’où l’on ne manque jamais de rapporter des amulettes pour soi et ses amis; le Fusi yama, la montagne sainte qui plane si majestueusement sur la baie d’Yeddo,