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la main sur la prérogative royale que pour en faire l’instrument indispensable de leurs desseins. La révolution d’Amérique donna une force immense à la politique spéculative et prouva qu’on pouvait se passer de monarque. M. de Circourt fait observer que cette manière de raisonner reposait sur une illusion, puisqu’en France la séparation des ordres et des classes, l’absence d’esprit politique et l’inégalité du caractère national ouvraient un champ d’expérience tout différent aux théories américaines. Ce qu’il fallait emprunter à nos alliés, c’est leur esprit de contrôle et de modération, la rare circonspection dont ils avaient fait preuve, le dédain des théories abstraites et le goût des solutions tempérées. Ces dernières influences persistèrent parmi les hommes qui avaient combattu à côté des Américains au lieu de les applaudir de loin, et formèrent dans la noblesse française une école américaine qui aurait pu à la longue en modifier les principes. Cette école fut emportée par le flot révolutionnaire, dont il était déjà presque impossible de changer la direction, et il ne resta aux La Fayette, aux Rochambeau, aux D’Estaing que le très grand honneur d’avoir compris et servi la cause de la liberté malgré la clairvoyance et le dégoût qui les tenaient éloignés des excès de la révolution.

Il manque à ce tableau de montrer en quelques traits la grandeur réelle qui se mêlait à tant d’illusions et l’influence durable que l’Amérique, plus ou moins transfigurée, conserva sur la France révolutionnaire. Inférieure sur le terrain politique et vouée à de longs déchiremens, la France pouvait se méprendre sur ses véritables intérêts, mais elle reprenait à ses dépens, dans l’histoire de la civilisation, cette propagande des idées que M. Bancroft voudrait réserver à l’Allemagne. On peut penser avec Tocqueville que la démocratie, dont elle tient la tête en Europe, est un fait providentiel, universel, durable et qui échappe à la puissance humaine. Les hommes sont souvent les instrumens d’une loi supérieure, et les Français particulièrement, s’ils ne savent guère adapter leurs intérêts à cette loi, sont du moins les premiers à la signaler. Il y a ainsi deux parties de l’histoire, l’une générale et abstraite, celle des idées, l’autre vivante, celle des faits. La seconde mérite d’absorber les hommes d’état ; mais les historiens, qui embrassent de vastes périodes, doivent tenir compte de la première, et distinguer dans les prétendues chimères les vérités du lendemain. Il leur appartient donc de montrer que la guerre d’Amérique, si elle a suggéré aux Anglais de sages réflexions qui n’ont profité qu’à eux-mêmes, a semé chez les Français des principes généreux qui ont modifié le cours de la civilisation.


RENE MILLET.