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troupes à celles de Johnston pour livrer une dernière et sanglante bataille, soit à Grant, soit à Sherman, avant que leurs deux armées pussent se joindre. Les deux généraux se disaient prêts pour l’une ou l’autre éventualité. Quant à M. Lincoln, dont à ce moment les heures étaient comptées, il répétait sans cesse qu’il y avait eu assez de sang versé, et demandait si une dernière bataille ne pouvait pas être évitée. « Nous n’y pouvons rien, dit Sherman, cela dépend de l’ennemi. » Le président alors demanda si le général Lee ne pouvait s’échapper vers le sud à l’aide des chemins de fer. « Non, dit encore Sherman, il ne peut s’en aller sans disperser son armée, qui, une fois débandée, ne se réunira plus jamais, et j’ai mis les chemins de fer du sud dans un tel état que personne ne s’en servira de longtemps. » Ici Grant, qui fumait dans un coin, reprit : « Mais qui est-ce qui les empêchera de replacer les rails ? — Oh ! dit Sherman, mes hommes ne font rien à moitié. Chaque rail, après avoir été chauffé, a été tordu comme une corne de bélier, et ne servira plus jamais. » La conversation passa alors sur ce qu’on ferait des armées rebelles après leur défaite ou leur capitulation. Que faire également des chefs de l’insurrection, de Jefferson Davis et autres ? M. Lincoln répondit que tout ce qu’il demandait, c’était la dissolution des armées confédérées, et le retour des soldats dans leurs foyers, à la ferme, à l’atelier. Sur Jefferson Davis, il ne pouvait guère s’exprimer aussi nettement : ce que le président rebelle aurait de mieux à faire serait de quitter le pays ; seulement ce n’était pas à lui, M. Lincoln, à le dire. Suivant son habitude, il exprima son idée par une espèce de parabole. « Un homme avait une fois fait serment de renoncer aux liqueurs fortes. Un jour, étant en visite chez un ami, on lui offrit une boisson alcoolique qu’il refusa à cause de son serment. On lui offrit alors de la limonade, qu’il accepta. En la préparant, l’ami montra la bouteille d’eau-de-vie en ajoutant que, si on en mettait quelques gouttes, la limonade serait bien meilleure. — Eh ! dit l’autre, je ne dis pas non, mais il ne faudrait pas me le dire. » La conférence finit là, et Sherman ne revit plus le grand président. L’heure du dénoûment était arrivée.

Revenu à son quartier-général, Sherman met ses troupes en mouvement pour concourir à la combinaison arrêtée avec Grant ; mais il apprend aussitôt que le gouvernement confédéré et l’armée de Lee sont sortis de Richmond, et bientôt après il reçoit un télégramme annonçant que Lee a capitulé. Deux jours plus tard, un parlementaire vient demander une entrevue à Sherman au nom du général Johnston. Au moment où il va s’y rendre, l’employé du télégraphe court à lui : « Attendez, il arrive une dépêche chiffrée d’une haute importance. » Une demi-heure après, on lui remet la